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Modes & Tendances

Modes & Tendances

Paul Valéry définissait la mode comme « l’imitation de celui qui veut se distinguer par celui qui ne veut pas être distingué ». Pour les créateurs, répondre à ce besoin simultané de différence et d’appartenance est un défi. Il leur faut présenter une collection originale, portant leur touche particulière, et dans le même temps offrir des couleurs, des tissus et un style qui plairont à la consommatrice parce qu’elle les remarquera sur ses amies ou dans la rue.

Jusqu’au milieu du vingtième siècle, pour ne pas courir trop de risques, les industriels de l’habillement proposaient au public une gamme réduite de couleurs et de tissus, et les coupes ne se distinguaient qu’à la marge. Un ingénieur, Fred Carlin, aurait voulu qu’ils élargissent leur gamme de couleurs, pour pousser les clientes à l’achat d’impulsion. Mais aucun ne voulait prendre le risque de fabriquer des tissus dans des couleurs originales, deux ans avant la saison (temps nécessaire à la réalisation des vêtements et à leur marketing).

En 1947, Carlin marque un point décisif : il crée le « Comité Français de la Couleur », pour fournir aux producteurs des indications sur les couleurs qui séduiront les consommatrices. Il n’y a rien de scientifique dans sa démarche : il synthétise les intuitions de ses collaborateurs, et décide « au flair » quelles couleurs traduiront le mieux les mouvements de la société deux ans plus tard. Au début des années 1960, il fonde une société de conseil et engage des stylistes pour réaliser des « cahiers de tendances couleurs, matières et formes », basés sur l’observation des styles de vie des jeunes, des leaders d’opinion et des vedettes du show-business. Les « chasseurs de tendances » qui nourrissent ces cahiers opèrent aussi bien à Paris, New York, Londres ou Milan, villes réputées pour leurs milieux « branchés », qu’à Dakar ou Sao Paulo. Les agences de tendances entretiennent aussi des réseaux de « capteurs » : sociologues, architectes, artistes, philosophes, chercheurs. Les « tendanceurs » doivent tout lire, tout voir, tout sentir, tout ressentir, et associer la veille, l’analyse, l’anticipation et le flair.

De nombreuses agences ont vu le jour ces dernières décennies. Les plus connues sont celles de Dominique Peclers, Nelly Rodi ou Li Edelkoort. Carlin international reste une référence. Pour la saison d’automne/hiver 2017-2018, elle publie neuf cahiers de tendances thématiques (femmes, hommes, enfants, lingerie, sport, plage, etc.) et trois cahiers « transverses » : l’incontournable cahier « couleur », un cahier « tentation », qui présente des idées originales de matières, de graphismes, de finitions, de décor, pour inspirer les stylistes, et un cahier « impulsion », pour faire réagir les créatifs sur les créations artistiques et les tendances esthétiques du moment.

En savoir plus
Comprendre les tendances : Ceux qui les font et les défont, de Dominique Cuvillier, éd. du Chêne, 2008.

Site de Peclers http://www.peclersparis.com/fr/conseil/expertise/trend-consulting
Site de Carlin
http://carlin-groupe.fr

Adapté d’un article de Marc Mousli paru dans Alternatives économiques de septembre 2014 sous le titre :  Stimuler et canaliser la créativité : les cahiers de tendances
http://www.alternatives-economiques.fr/les-cahiers-de-tendances-stimulent-_fr_art_1311_69104.html

L‘image (superbe, n’est-elle pas ?) illustrant cet article est empruntée au site de Nelly Rodi : http://nellyrodi.com 

Et si les Trente glorieuses n’avaient pas eu lieu, histoire contrefactuelle…

Et si les Trente glorieuses n’avaient pas eu lieu, histoire contrefactuelle…

Il est courant, dans une réflexion sur l’histoire, qu’un chercheur se demande « que se serait-il passé si tel événement n’avait pas eu lieu ? ». Pendant longtemps, les Français se sont livrés à cet exercice intellectuel spontanément, sans chercher à l’approfondir ni à en étudier l’intérêt pour la recherche, contrairement aux Anglo-saxons, qui se passionnent depuis longtemps pour la « méthode contrefactuelle »[1]. Deux historiens ont décidé de s’y intéresser, et viennent de publier Pour une histoire des possibles, Analyses contrefactuelles et futurs non advenus[2].
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Quand les prix n’ont plus de sens

Quand les prix n’ont plus de sens

Jean-Marc Vittori a récemment publié un excellent article sur les prix, qui mériterait d’être approfondi. Les quelques remarques du rédacteur en chef des Echos sur ce que peut signifier aujourd’hui un prix n’ont rien d’anodin : comment peut-on étudier l’économie si les biens et services ont une valeur totalement aléatoire ? Continuer la lecture du compte rendu

Les 30 heures de Jean Fourastié

Les 30 heures de Jean Fourastié

30 heures par semaine

Produire plus et mieux en travaillant moins est la définition courante du progrès économique. Il y a un demi-siècle, Jean Fourastié nous expliquait comment le transformer en progrès social.

L’irrésistible progression de la productivité

La productivité et l’innovation sont les deux moyens de survie et de développement de toute entreprise soumise à la concurrence. Pour celles qui réussissent à produire plus et mieux en utilisant moins de ressources, la question suivante est : comment répartir intelligemment le surplus de productivité ? Il y a au moins cinq réponses:  on peut investir pour continuer à progresser, distribuer les profits aux actionnaires, augmenter les salaires, diminuer la durée du travail ou baisser les prix.

Parmi ces diverses utilisations possibles des gains de productivité, la diminution de la durée du temps de travail n’a guère la cote de nos jours : depuis quinze ans de nombreux acteurs du monde économique et encore plus de la sphère politique s’acharnent contre les 35 heures avec une constance et une énergie qu’ils ne déploient pour aucune autre cause. Les défenseurs de la RTT, eux, se font discrets, l’application des lois Aubry ayant été tout sauf exemplaire.

Travailler 30 heures par semaine, avec 12 semaines de congé par an

Dans Les 40 000 heures, un livre publié en 1965 (*), Jean Fourastié, démontre  qu’au milieu du 21e siècle il sera possible de ne travailler que 30 heures par semaine, 40 semaines par an et 35 années par vie. D’où le titre :  le total fait 40 000 heures, mais l’auteur a fait un clin d’œil aux mythiques 40 heures.

Jean Fourastié, considéré comme l’un des grands économistes français du vingtième siècle,  grand pédagogue, professeur au CNAM et à Sciences Po, n’avait rien d’un gauchiste échevelé. Centralien et docteur en droit, il fut président de l’Académie des sciences morales et politiques et même éditorialiste au Figaro…

Il avait pour règle intangible de « ne pas raisonner sur des idées, mais sur des faits » et de « rejeter l’abstraction autant qu’il est possible ». Son livre le plus célèbre, « Les trente Glorieuses » illustre bien sa méthode. Il compare minutieusement, dans le détail, la vie quotidienne dans son village du Lot en 1946 et en 1975. Des travaux sur la productivité, menés avec le même soin, lui ont inspiré son livre sur les 40 000 heures.

« Cultiver les aptitudes à la beauté, à l’amour et au rêve »

Que faire de ces gains de productivité ? Jean Fourastié les répartit équitablement entre l’investisseur, le client et le salarié. A ses yeux, le temps rendu aux salariés devait être réinvesti dans la culture. Il se disait persuadé que « le monde des 40 000 heures aurait, plus encore que le nôtre, besoin de beauté, d’amour et de rêve ; les aptitudes correspondantes doivent donc être cultivées ».

Le milieu du 21e siècle approche. Il faut donc cultiver sans attendre les « aptitudes à la beauté, à l’amour et au rêve », et se battre pour réaliser progressivement la prévision de Jean Fourastié. Nous sommes passés de 100 000 heures à 65 000 heures entre 1965 et 2000, un gain de 35 000 heures en 35 ans ! Les 40 000 heures en 2050 restent un scénario vraisemblable :  un gain de 25 000 heures entre 2 000 et 2 050, ce devrait être possible !

(*) Les 40 000 heures, par Jean Fourastié éd. Gonthier-Laffont, 1965, réédité par les éditions de l’Aube en 2007.

 

Café de la prospective du 9 mars 2016 – Bruno Hérault

Café de la prospective du 9 mars 2016 – Bruno Hérault

Le 9 mars, le Café a reçu Bruno Hérault, qui dirige le Centre d’études et de prospective du Ministère de l’Agriculture. Il a été chef de projet Prospective au Commissariat général du Plan, puis au Centre d’analyse stratégique, et il a créé en 2008 le Centre de prospective qu’il dirige depuis. Il nous a donné sa vision de la prospective, à la fois respectueuse des principes qui nous réunissent, mais aussi pragmatique, astucieuse, intelligente et non conformiste. Nous ne pourrons plus, par exemple, regarder un scénario tendanciel de la même façon, ni entendre parler de « crise agricole » sans dresser l’oreille avec méfiance.
Une très grande séance du Café, avec un débat d’une haute tenue.

Café de la prospective du 22 janvier 2016 – Jean-François Toussaint

Café de la prospective du 22 janvier 2016 – Jean-François Toussaint

Le 22 janvier 2016, le Café de la prospective recevait Jean-François Toussaint, qui nous a permis de croiser la question de la santé des hommes et celle de l’environnement dans lequel ils vivent et vivront demain.
Grâce à ses recherches sur les performances des sportifs de haut niveau, il nous a montré les limites de notre espèce, corroborées par le tassement, voire l’inversion, de la progression de l’espérance de vie. Sur de tels sujets, le débat a évidemment été très riche.

Prospective technologique, un guide axé sur des cas concrets, par Nathalie Popiolek, éditions EDP Sciences, 2015

Prospective technologique, un guide axé sur des cas concrets, par Nathalie Popiolek, éditions EDP Sciences, 2015

Prospective technologique, un guide axé sur des cas concretsUn guide pratique qui présente rapidement la prospective telle qu’elle est pratiquée par l’école française de prospective, et détaille les méthodes utilisées par l’auteure, expert senior au CEA et spécialiste de prospective technologique.

Café de la prospective du 9 décembre 2015 – Olivier Parent

Café de la prospective du 9 décembre 2015 – Olivier Parent

 Ce soir nous accueillons Olivier Parent, rédacteur en chef de FuturHebdo, réalisateur de films et consultant en prospective.

Intervention d’Olivier Parent :

Bonsoir à toutes et à tous,

Ce soir je vais vous parler de mon activité de prospectiviste. D’abord, je vais vous situer FuturHebdo. 2016 est pour nous une année clé : les 10 ans de FuturHebdo. Dix ans cela veut dire pas loin de 400 brèves de presse prospectivistes, beaucoup de mots, beaucoup d’aventures et un travail de suivi de la presse, puisque je me nourris de la presse de vulgarisation scientifique et surtout de la presse quotidienne.

En 2006, dans Le Monde, il y avait une rubrique « Il y a 50 ans dans Le Monde », c’était en juin et la manchette de ce jour-là rapportait le lancement de la construction du paquebot Le France. Le journal rappelait que c’était le 3ème paquebot à s’appeler France. Deux autres l’avaient précédé dans les années 1900-1930. J’ai aussitôt pensé : « mais pourquoi il n’y aurait pas un jour un paquebot France 4 qui ne serait plus sur terre mais en orbite entre la terre et la lune et qui emmènerait des touristes ? ». Je suis parti sur cette idée, avec des questions comme : « pourquoi est-ce que le paquebot s’appelle France ? (J’ai fait le pari que la France ferait partie d’une Europe fédérale ou confédérée). Qu’est-ce que la France a « payé » pour que le paquebot s’appelle France ? Et j’ai écrit une petite histoire dans le même format que Le Monde : 1 800 à 2 000 signes.

Le principe est de faire se rencontrer, dans un avenir plus ou moins proche, deux ou trois éléments du présent qui n’ont pas vocation à le faire. C’est le tourisme et la conquête spatiale, ça peut-être les prothèses biomécaniques et le marketing, ça peut être plein de choses.

Quand j’ai commencé à accumuler ces textes beaucoup m’ont dit « Mais c’est affreux ce que tu écris, c’est noir, c’est de la dystopie, comment peux-tu écrire des horreurs pareilles ? ». Il a fallu que je dise « Mais non, ce n’est pas ce que je souhaite, c’est simplement ce que j’imagine et ce que raconte FuturHebdo n’est pas une fatalité mais une porte ouverte sur un avenir hypothétique et sûrement improbable.»

FuturHebdo est un peu comme un guide de montagne. Ceux qui font de la randonnée savent que pour traverser un cours d’eau on peut repérer sous les ondulations de l’eau s’il y a un rocher sur lequel on va pouvoir poser le pied, et on traverse pas à pas en espérant ne pas s’être trompé.

 

La prospective, c’est aussi cette manière de faire. Repérer les rochers sous l’eau c’est repérer ce qu’on appelle les « signaux faibles », ou les « postulats ». Le prospectiviste accumule ces postulats, et arrivé sur l’autre rive, il raconte ce qu’il voit  aux gens restés sur la rive d’où il vient : ce nouveau présent, cette éventualité. Toute la difficulté est qu’il ne faut pas accumuler trop de pas car si la rivière est trop large, la voix du guide sera difficilement audible de l’autre rive. Et à faire des pas trop larges, on risque de mettre le pied sur une pierre instable ou qui ne se trouve pas là où elle devrait être, donc on va se tromper de postulat… et la prospective s’effondre … pour tomber dans la fiction

Cette démarche m’a permis de prendre conscience que la prospective c’était une manière de changer de point de vue, de décaler le regard que l’on porte sur notre présent. Une des personnes qui m’a fait comprendre ce que pouvait apporter FuturHebdo est là ce soir, c’est Christian Gatard. J’ai commencé FuturHebdo en 2006, et en 2007 ou 2008 il a pris contact avec moi par internet. Puis nous sommes passés des contacts virtuels à des contacts réels. Christian m’a demandé l’autorisation de publier une des nouvelles de FuturHebdo dans son bouquin, Nos 20 prochaines années avec le même principe : faire se percuter dans l’avenir des choses du présent. Dans cette nouvelle, c’était : « Les transports en commun demandent deux tickets pour les personnes accompagnées par leur robot anthropomorphe ».  Le robot prend autant de place d’un humain, donc il doit payer.

L’idée c’est donc de provoquer des ruptures, des accidents et de regarder ce qui se passe. J’ai assisté à la dernière séance du Café de la prospective, avec Nathalie Popiolek et je me suis retrouvé à 150 % dans sa démarche. On a exactement la même, elle d’une manière très sérieuse et très ordonnée et moi d’une manière un peu moins sérieuse, sachant que FuturHebdo s’adresse principalement au grand public.

Une particularité de FuturHebdo : je vous ai dit qu’il allait avoir 10 ans ; en fait, dans sa chronologie particulière, il va avoir 60 ans. Pourquoi ? Parce que dès sa création, le parti a été pris de systématiquement dater les nouvelles qui sortaient à + 50 ans. Non pas que je fasse le pari que ce que je raconte arrivera dans 50 ans. Surtout pas ! Mais c’était le moyen de se sortir de la problématique de savoir quand va être l’éventualité la plus probable de l’apparition de tel phénomène, de telle technologie, de tel ou tel comportement social.

À peu près à l’époque où j’ai rencontré Christian Gatard, j’ai rencontré Marie-Odile Monchicourt, la chroniqueuse de France Inter, qui, elle, s’était focalisée sur les dates « Ah, mais ce n’est pas possible de raconter ça, ça va arriver beaucoup plus tôt, ça beaucoup plus tard etc. » J’étais, à cette époque, un petit peu plus timoré que je ne le suis maintenant. Aujourd’hui, j’oserais lui dire « Mais peu m’importe et heureusement que mes dates sont fausses ». Je me souviens l’avoir rencontrée, à propos de la conquête spatiale et de l’exploitation minière hors de la planète terre. On était en 2007 ou 2008 et elle m’a dit  « Mais on n’y sera pas avant 70 ans, dans la ceinture d’astéroïdes, pour l’exploiter ». En fait, c’est arrivé à la fin de la semaine dernière, Obama a signé un texte pour les États-Unis, qui va s’appliquer à l’ensemble de la planète[1]. Le marché minier hors de la Terre est en cours de légalisation et on a pu lire dans Le Monde « la ceinture d’astéroïdes a déjà été partagée entre des consortiums qui sont en train de se constituer ».

Donc, les 70 ans de Marie-Odile vont être amputés de 50 ans, pour des tas de raisons. Des raisons économiques, technologiques – on sait qu’on va trouver dans cette ceinture d’astéroïdes des ressources dont on aura de plus en plus besoin. Et bien sûr des raisons stratégiques.

Pour en revenir à mes 50 ans, l’important à mon sens c’est de raconter à nos contemporains cet avenir, parce qu’il y a un effort intellectuel à faire. Les gens sont pris dans leur quotidien, la nécessité de remplir le réfrigérateur, le stress des enfants qui ne travaillent pas suffisamment à l’école, les mille choses qui les empêchent de regarder l’avenir. Les gens ont le nez dans le guidon, et au mieux ils vont regarder juste au-dessus de la roue. On ne peut pas leur demander en permanence de porter leur regard loin.

Le regard loin, ce n’est pas pour figer l’avenir, mais pour raconter des avenirs. En physique quantique pour expliquer l’état d’indécision, on utilise l’histoire du chat de Schrödinger. Je la rappelle : on met dans un coffre en plomb un chat et une source radioactive. On ferme le coffre et on sait que la source radioactive va émettre une particule radioactive liée à la demi-vie de l’élément mais on ne sait jamais quand. Donc, le système qu’a imaginé Schrödinger, c’est que la particule, une fois qu’elle est émise, est détectée par un capteur qui déclenche l’émission d’un poison qui tue le chat.

Un physicien quantique vous dira « Je n’ouvre pas le coffre parce qu’il faut que le chat reste dans son état de « il est mort, il est vivant ou il est vivant et mort donc 3 états ».

Moi, en prospective, j’ouvre en permanence le coffre. Je ferme, j’ouvre, je ferme, j’ouvre. Je raconte autant d’avenirs qu’on peut en imaginer, pour permettre aux gens de se les approprier. C’est peut-être de la science-fiction, ou une façon de conjurer certains avenirs. Quand j’écris les brèves de FuturHebdo, je m’impose la position journalistique. Sur la home page du site on trouve : « FuturHebdo utilise les outils du journalisme prospectif ». A chaque nouvelle, on s’impose de ne pas prendre parti. On raconte un état de fait et on peut poser une question, ou faire apparaître un paradoxe, mais on ne prend jamais partie. C’est au lecteur d’aller jusqu’au bout de son raisonnement.

Par exemple, on nous dit que les prothèses biomécaniques arrivent. Comment faire comprendre qu’elles vont changer nos vies ? Elles vont changer le rapport au handicap et à la maladie. Hier sur France 2, il y avait une émission sur les personnes appareillées. Il y avait une femme munie d’une rétine artificielle qui lui permet de voir. Pour l’instant, ça ne concerne que les gens qui ont perdu la vue, c’est-à-dire dont le cerveau sait ce qu’est la vue, et ça ne correspond qu’à certaines pathologies.

Dans l’état actuel de la recherche, ces rétines artificielles permettent de repérer un passage de porte éclairé par derrière, une lettre imprimée sur une feuille A4 ou A5. Si on applique la loi de Moore à cette technologie, même en la ralentissant un peu parce qu’on touche au corps humain, à échéance plus ou moins brève les capacités de l’œil biomécanique dépasseront celles de l’œil biologique. Cet œil biomécanique pourra voir dans les infrarouges, les ultraviolets, il aura peut-être un zoom intégré, on peut imaginer plein de choses.

 

La technologie, on s’en fout. La vraie question, c’est le jour où moi, qui suis bien portant, j’aurai près de moi une personne appareillée qui verra au-delà de mes propres capacités. « Que va me répondre le chirurgien à qui je vais aller dire « Opérez-moi, je veux cet œil ? ».

A ce jour, la médecine, en France, a comme principe de base Primum non nocere (en premier lieu, ne pas nuire). Que fera la médecine quand des gens viendront demander à être appareillés avec cette technologie ? Patrick, un de mes associés, est cet exemple : il est appareillé à l’oreille gauche d’un petit sonotone de dernière génération. L’appareil est invisible, couplé à son smartphone, et quand il doit se déplacer, le GPS de son téléphone va adapter la sensibilité de l’oreillette en fonction des réglages qu’il aura faits. Il peut prendre ses communications téléphoniques de manière très discrète parce que le téléphone arrive directement dans son oreillette et il en est à me dire « Si j’avais su… Je me serais bien payé la deuxième pour avoir les deux oreilles appareillées ».

 

Connaissez-vous Amy Mullins ? Elle est américaine, elle est encore jeune – 40 ou 45 ans – elle est top model et sportive de haut niveau handisport. Elle a été amputée sous les rotules à l’âge de 2 ou 3 ans suite à une malformation congénitale. Elle a grandi toute sa vie avec des prothèses : celle pour aller faire les courses, celle pour faire du sport, celle pour les soirées mondaines, à tel point que quand elle rencontre une de ses amies qu’elle n’a pas vue depuis quelques années, cette dernière la regarde avec envie :

« Mais tu es belle, tu es grande et en plus tu n’as pas besoin de porter des talons excessivement hauts !

— Non parce que moi, j’ai les jambes que je veux, je m’appareille selon mes besoins »

L’idée c’est donc de raconter aux gens dès maintenant ce qui va arriver dans quelques mois, dans quelques années, dans quelques décennies, peu importe quand ça arrive, ce qui compte c’est que les gens réagissent maintenant.

Je vais vous citer un dernier exemple. Vous avez entendu parler de la gamétogénèse artificielle. A partir de cellules souches, on va pouvoir générer des gamètes pour un couple stérile, des spermatozoïdes ou des ovules. Dans le contexte du mariage pour tous ça veut dire que d’ici quelques années, la question du droit d’adopter ou de la GPA ne se posera plus, parce que tous les couples, qu’ils soient hétéro ou gays… pourront avoir des enfants qui partageront les patrimoines génétiques des deux parents.

C’est ça l’intérêt de la prospective : raconter bien à avant que ça n’arrive les phénomènes souvent issus de la technologie qui vont avoir des impacts sur nos comportements, sur nos vies. On a eu des débats très vifs, que la technologie va trancher rapidement : la gamétogénèse a dépassé le stade des expérimentations animales et dans 5 ou 10 ans et on va la voir arriver pour les humains.

FuturHebdo, depuis 10 ans, raconte, accompagne – et j’espère accompagnera encore – beaucoup de monde en racontant raconter le plus en amont possible ces évolutions. Peu importe la date, ce qui compte c’est d’être averti.

 

Débat

Participant :

J’ai deux questions. La première concerne un livre de Jacques Attali, qui vient de sortir, et qui explique sa méthodologie de prévision de l’avenir. Je voulais savoir si vous aviez le même type de méthode, avec une série de questions qui vous permettent, dimension par dimension, de ne pas louper les signaux faibles qui permettront de raconter une histoire crédible. La seconde question : quand vous parlez d’évolution scientifique avec des ruptures assez fortes, je voudrais savoir si vous étudiez aussi la résilience de ces modèles ; par exemple : « Qu’est-ce qui se passe une fois qu’on se sera tous fait greffer des yeux bioniques ? ».

Olivier Parent :

Je n’ai pas lu le dernier bouquin d’Attali mais ce que je peux vous dire c’est que les prospectivistes n’ont pas la science infuse. Par exemple – c’était au début de ma démarche de prospective, mais ce n’est pas une excuse – je n’ai pas vu venir le GPS. Le GPS c’est l’origine des objets connectés, l’internet des objets. J’ai été trompé par la taille des premiers GPS, je n’ai pas pris le temps de réfléchir, de prendre conscience de ma faille, et le GPS s’est généralisé, s’est répandu dans tous les pays de la planète.

Je ne connais pas la méthodologie d’Attali, je pense même qu’on a tous à peu près les mêmes méthodes. On part sur des tendances, soit statistiques, soit comportementales. Après, la question est celle de la force de l’accident qu’on fait subir à la tendance. Il y a des gens qui n’osent pas trop, il y a des gens qui osent plus, moi j’essaie de casser le plus possible les modèles. L’histoire de l’humanité montre que les hommes n’ont progressé que par le chaos. La stase, la stabilité, ça n’existe pas.

Participant :

Lorsqu’on parle des évolutions en termes de techno, vous mentionnez des évolutions mais est-ce que vous mentionnez en même temps l’homme ?

Olivier Parent :

Oui, Patrick a écrit, il y a un mois ou deux, une brève de FuturHebdo qui raconte qu’un patron du CAC 40 s’était fait hacker un organe, son oreille ou son œil bionique. Sachant que le danger n’est pas tant dans la technologie qui va être hackée, ce qui compte c’est l’homme.

Dans ce que je raconte, il faut s’imaginer sur une grande échelle. Chaque innovation, chaque changement c’est un barreau de l’échelle que l’on monte, qui nous mène quelque part. Là, j’élabore sur la possibilité humaine d’entrer dans le biologique parce que pour l’instant je n’ai pas suffisamment de données, et que personnellement, je voudrais qu’on puisse parler de toutes ces choses sans être pollué par les transhumanistes qui sont un énorme facteur de bruit empêchant d’avoir un débat apaisé sur ce genre de questions. Sachant que les transhumanistes ont de très gros moyens, des ressources financières, des moyens de communication, des médias et le cinéma de science-fiction et d’anticipation qui est le meilleur convoyeur de leurs idées.

Cette année, en deux ou trois mois, plusieurs films ont porté auprès du grand public l’idée qu’on pouvait cloner une intelligence humaine. C’est là où il faut faire très attention. Sous peu, on pourra transférer certaines informations du biologique vers le numérique. Est-ce que pour autant ce sera le clone de la personne ? Ce sera la personne qui sera numérisée.

De manière un peu triviale, la question va être « Est-ce qu’on va pouvoir échantillonner suffisamment finement tous les phénomènes qui constituent une personne pour réduire la perte ? ». Parce que je reste convaincu qu’un échantillonnage tuera, de toute façon, une partie de l’information qui constitue une personne.

Dans un roman il y avait un passage qui racontait la énième émergence d’une intelligence artificielle. À un moment, il faut qu’elle se duplique et l’auteur raconte qu’à l’instant même où l’intelligence se duplique, elle n’est plus le clone d’elle-même, c’est une autre intelligence qui se crée parce que tout d’un coup son expérience n’est plus la même que l’autre ; elles ont un patrimoine qui est commun mais à l’instant même où elles ont décidé de se séparer, ce sont deux entités à part entière. Si Google arrive à digitaliser une personne humaine, qui sera dans la boîte ? Ce ne sera pas moi, ce sera autre chose. Ce sera peut-être une intelligence, une conscience artificielle mais ce ne sera pas moi, ce sera autre chose que moi parce qu’elle vivra des expériences qui ne seront pas les miennes. Ce qui fait l’être, en ontologie c’est bien ce que l’on vit, ce que l’on partage, ce que nos sens vont nous raconter du monde qui nous entoure. Mais dès l’instant où on arrivera à dupliquer mon expérience ou ce que je suis, ce sera autre chose, pour faire simple.

Participant :

C’est tout à fait passionnant, ces signaux faibles, ces perspectives extrêmement alléchantes dans certains cas ou effrayantes dans d’autres, mais ça se situe toujours dans des domaines technologiques. Ce que je remarque, c’est que les plus grandes innovations ce sont des « trucs » dont le contenu technologique est nul : avoir l’idée, un jour où il y a beaucoup de monde à San Francisco, de louer un matelas pneumatique dans son salon à des touristes qui n’ont pas trouvé d’hôtel, ça donne Airbnb, un milliard et quelques aujourd’hui. Regarder avec un œil neuf l’organisation d’un transport aérien, ça donne Ryanair et EasyJet, tout le low cost qui fait aujourd’hui plus de 25 % du marché interne européen et qui ne s’arrêtera pas là avec des profits considérables alors que les entreprises classiques tirent la langue et qu’Air France est dans le rouge.

On voit donc l’explosion de l’innovation disruptive, celle qui attaque une chaîne de valeur par le bas et avec des idées…

Olivier Parent :

Je ne suis pas économiste, j’ai fait une école d’art et je suis réalisateur indépendamment de ce que je peux faire en prospective. Je découvre le monde de l’économie au fur et à mesure que j’avance et que je rencontre des gens. Par exemple, dans les signaux faibles ce qui m’a beaucoup amusé et qui en plus est d’actualité avec la Cop 21, ce sont les tractations autour des vignobles de Bordeaux où les Chinois viennent acheter à grand renfort de Yuans tous ces châteaux pour se donner une respectabilité, un vernis européen. Ce qui m’amuse, c’est que dans 15 ou 20 ans, les vins qu’ils ont achetés ne seront plus les mêmes et il y a de forte chance que ce soit de la piquette.

Participant :

Sauf s’ils gardent le maître de chai.

Olivier Parent :

Je viens de finir une mission pour le ministère de la recherche dans le cadre de la Cop 21. J’ai assuré la direction éditoriale d’une application pour grand public : « La recherche se mobilise pour le climat », rassemblant 15 instituts français. On avait l’INRA qui travaille sur de nouvelles variétés de vin, pour en faire remonter l’acidité et faire baisser le sucre. Ils nous le disent bien « On est en train d’essayer de créer ces nouvelles variétés de vin mais combien de temps est-ce qu’on va compenser les évolutions du climat ? à un moment donné, il fera tellement chaud qu’à Bordeaux on fera du Boulaouane ». Donc, les Chinois qui ont investi des millions ils se retrouveront avec des bouteilles qui ne vaudront rien à ce moment-là.

Après on peut tomber dans la caricature technologique, construire des dômes pour climatiser, pour essayer de garder leur renom. Un bel exercice de prospective. Sur France Inter un journaliste disait : « Dans nos pays, Europe, États-Unis… le public a un mal fou à comprendre ce qui est en train de se jouer en termes de réchauffement climatique, ce n’est même pas du climato-scepticisme, c’est que c’est loin ».

En France, il faudra peut-être que la Camargue soit sous l’eau pour que les Français saisissent qu’il y a un problème. La prospective peut raconter ce genre de choses pour qu’on se demande, à propos de nos petits ports bretons qu’on aime tant, des Landes, etc. « Est-ce qu’il va falloir qu’on construise des digues et des écluses qui les protègent de la mer ? ».

Participant :

Vous avez dit au début « Le temps on s’en fout » et vous venez de vous contredire en parlant des Chinois qui ne savent pas quand le vin sera mauvais. Le facteur le plus important en prospective n’est pas de savoir ce qui va arriver, si on va être cloné ou pas cloné, c’est : « quand ? »

Quand vous avez parlé du GPS en disant que vous l’aviez un peu raté, la raison fondamentale, à mon avis, c’est la science qui est derrière, qui est inimaginable. Pour que le GPS fonctionne (et demain Galileo sera encore un ordre de grandeur au-dessus) les laboratoires travaillent à 10 – 17 secondes, sinon ça ne marche pas.

Ce qui est fondamental c’est d’arriver le premier. L’Histoire ne retient le nom que de celui est arrivé le premier à faire quelque chose. Donc, la compétition entre les entreprises, entre les états, ça va être sur la rapidité, le temps.

Olivier Parent :

Sur le plan économique, entrepreneurial, je suis entièrement d’accord avec vous mais quand je dis que le temps m’importe peu, vous avez dit « On peut se poser la question de “Qu’est-ce qui se prépare ?” ou “quand est-ce que ça va arriver ?” ». Moi, je me pose simplement la question « Qu’est-ce que ça va changer pour l’individu ; peu importe quand ça arrive et peu importe ce qui arrive ».

On n’imaginera jamais tout ce que les sciences peuvent créer. Les ruptures ne vont faire que s’accélérer. Ce qu’il y a de génial quand on se penche sur le monde, c’est quand on ouvre une porte, on n’arrive pas sur un palier et sur la fin de l’histoire. Il y a 10, 20 autres portes qu’il faudra ouvrir derrière et c’est là toute l’aventure humaine. Ce qui m’intéresse dans ma démarche, ce n’est pas le « Quoi ? », le « Quand ? », c’est «ça va faire quoi ? « Qu’est-ce que ça va changer pour moi en tant qu’individu ? ». On me dit : « Il y a un réchauffement climatique » : « qu’est-ce que ça va changer pour moi en tant qu’individu ? » « Il y a les cellules souches qui vont permettre de faire des gamètes » : « qu’est-ce que ça change pour moi ? ».

En fait, peu importe la date de l’épiphanie de ces événements. Je suis convaincu que certaines choses seront immuables, d’autres sur lesquelles on peut encore discuter, spéculer ; par exemple sur le rapport au corps. On est encore dans un « corps sacré », sous peu – peu importe la date – on sera dans un « corps-marché » qui pourra être objet de spéculation, de marketing, de customisation qui nous semblent pour l’instant inaccessible. Quand on autorise (le premier pays en Europe a été l’Angleterre) « les bébés-médicaments », on est déjà passé dans le corps objet puisqu’on envisage la conception d’un enfant, non pour le désir d’enfant mais pour qu’il serve de banque d’organes à un aîné. Pour l’instant en France n’est autorisé que le prélèvement de la moelle osseuse.

On a bien changé le rapport au corps. On vient de l’héritage judéo-chrétien qui fait que le corps est sacré parce qu’il est le réceptacle de l’âme. On est encore dans ce rapport, mais quand on autorise les « bébés-médicaments », c’est un argument qui n’a plus grande valeur.

Lors du passage à l’an 2000, Claude Vorilhon, gourou de la secte Raël, avait eu une tribune libre extraordinaire sur France 2 et TF1 ; ils annonçaient le clonage de la première petite fille qui s’appelait Eve, (évidemment). On n’a jamais vu le résultat mais on a autorisé tout ce baratin ; Vorilhon s’en est réjoui dans la presse : « Les médias français m’ont offert une campagne publicitaire de plusieurs millions d’euros »

Il y a aussi le docteur Antinori, qui s’est fait connaître dans les années 90 en permettant à une femme ménopausée d’avoir des enfants. Maintenant son cheval de bataille c’est le clonage reproductif.

Tout cela participe à la désacralisation du corps pour aller vers le « corps-marché ».

En fait, le changement de paradigme est par rapport à la maladie, au handicap. C’est là-dessus que surfent les transhumanistes. Je vais répondre autrement : pour la première fois de son histoire, l’humanité va pouvoir prendre les commandes du train de l’évolution. Depuis les origines de la vie on est dans un train et on ne peut rien faire, on doit suivre les rails, les règles, et on arrive à un moment où tout l’on se dit « On va pouvoir influer sur l’orientation des rails du train. »

Participant :

Cette conclusion n’est pas juste parce que quand vous dites « On va pouvoir piloter », Eh bien non ! On n’a pas pu piloter quoi que ce soit, l’économie, le social ou je ne sais quoi, on n’a pas pu piloter.

Olivier Parent :

Je parlais du corps humain.

Le participant :

C’est pareil, on n’a pas pu le piloter. Pourquoi est-ce qu’on piloterait mieux le corps humain qu’on pilote l’économie.

Olivier Parent :

Je ne dis pas « mieux », ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

Participant :

On peut piloter très mal de la même manière pour les mêmes raisons, on n’est pas capable de piloter un climat, je ne vois pas pourquoi on piloterait… Et pour revenir aux transhumanistes, le premier acte transhumaniste c’est le vaccin de la variole ; ça a quand même été un bienfait pour l’humanité sans que ce soit vécu comme une transgression du corps ou comme un changement de sacralité ou quoi que ce soit. C’est simplement un acte médical qui est banal.

Participant :

Je trouve cette référence tout à fait intéressante parce que la variole c’est l’introduction d’un corps étranger… Ce qui me paraît beaucoup plus intéressant, c’est que quelle que soit la technologie, même la plus imaginative, c’est la réaction de l’homme.

Quand vous dites « Quand est-ce que ça va me toucher ?», la question c’est aussi « Qui va être touché ? » Quelqu’un de riche ? Quelqu’un au fin fond de l’Afrique ? » Parce que là vous pouvez avoir encore des écarts de temps de 50 ans. Comment va s’organiser la réaction ? Comme elle s’est toujours organisée que ce soit en termes politiques, sociologiques. En termes technologiques aujourd’hui, il y a des choses qu’on sait faire et qu’on s’interdit de faire. Donc, il ne faut pas, à mon avis, négliger le fait que l’homme, en fonction de la religion ou de la morale, est capable de mettre de la réglementation.

Une histoire : c’est un petit garçon qui fait un voyage dans le passé et qui rencontre son arrière-arrière-grand-père ; ce dernier est très heureux de voir son petit garçon et lui dit : « Comment vas-tu ? Dis-moi, comment ça se passe dans le futur ?

—Écoute grand-père, c’est génial, tu as une bande de bitume qui fait 10 mètres de large et qui est infinie et sur cette bande de bitume tu as une voiture qui roule à 100 km/heure et tu en as une autre qui vient en face à 100 km/heure et elles passent à quelques centimètres l’une de l’autre et ça se passe très bien.

— Ce n’est pas possible, il y a forcément un accident.

—Non, il n’y a pas d’accident, il y en a de temps en temps mais c’est très rare et en plus ça se passe avec des milliards de gens et sur tous les pays du monde.

— Mais c’est fantastique, mais comment un truc comme ça peut-il marcher ?

— Eh bien grand-père je vais t’expliquer. Tout ça marche uniquement parce qu’il y a un bout de papier – que tout le monde connaît, que tout le monde respecte, que tout le monde a appris à l’école et que tout le monde applique – et ce bout de papier, ça s’appelle le code de la route »

Ma question maintenant, en repartant 50 ans devant nous est « Croyez-vous que les gens se disciplinent eux-mêmes, sur la finance, sur la sociologie, sur le respect humain, sur le fait de ne pas faire la guerre, sur tout, uniquement en respectant un bout de papier ? ».

Olivier Parent :

Je ne suis pas gourou, donc je vous dirai « Je ne répondrai pas, parce que je souhaite le meilleur des mondes pour mes fils ». S’il y a de fortes chances que les calottes glaciaires disparaissent, c’est malheureux pour les ours blancs mais on va gagner 30 à 50 % de trajet pour le fret maritime.

L’homme va devoir s’inventer et se réinventer. Vous avez posé la question « Est-ce qu’on peut imaginer que ? », je le souhaite. J’évite d’être trop cynique, trop dystopique mais quand je vois l’accumulation de certains indices, je pense que je vais rester encore un peu cynique. En tous cas, ce cynisme peut faire réagir certaines personnes pour qu’elles se disent « Eh bien non, ce n’est pas l’avenir que je souhaite !».

Je raconte souvent une histoire : dans les années 50-60 ma mère s’est lancée dans le « bio ». J’ai été élevé « bio » et on m’a regardé toute mon enfance comme un extraterrestre. Je mangeais des gâteaux épais comme ça, et il ne fallait pas se les faire tomber sur le pied ! Maintenant, quand on regarde à une ou deux générations, le « bio » représente, en France, pas loin de 10 % de l’agro-alimentaire. Je ne raconte pas cette histoire pour dire qu’il faut nourrir la planète au bio, ça c’est un autre débat, mais pour dire que des individus, qui étaient considérés comme rien, comme des grains de sable dans une marée, dans une autre consommation, ont réussi à impulser un mouvement alors qu’on leur disait « Ça ne sert à rien, pourquoi tu fais ça, c’est vain. » Si on dit tous « c’est vain », effectivement c’est vain.

Quand je raconte des histoires qui sont soit terribles, soit utopiques, j’accepte toutes les critiques sur ces textes, leur intérêt c’est de raconter une éventualité. A chacun de dire « je la prends » ou « je la rejette ». Quand j’ai parlé des « bébés-médicaments », il va de soi que je suis un papa qui a la chance d’avoir deux enfants en parfaite santé. Si j’avais eu un enfant malade, qui aurait peut-être pu être sauvé par un frère ou une sœur plus jeune, je me serais posé la question autrement.

C’est bien ça tout l’intérêt de la prospective, c’est de raconter toutes ces éventualités pour que chacun fasse un choix et se dise « Est-ce que je peux ? » Je trouve qu’on est, avec la Cop 21, avec les événements du 13 novembre, avec l’Euro… plus que jamais à une période où la responsabilité de chacun est de s’interroger. Que faisons-nous ? Est-ce qu’on reste à notre place ?

Participant :

Dans les histoires que vous racontez, il faudrait peut-être aussi, à mon sens, en termes de prospective, raconter des histoires où la population s’organise, s’autorégule.

Olivier Parent :

Elle n’a pas besoin de la prospective, j’ai fait l’année dernière une étude pour un club d’entrepreneurs sur l’enfant et la famille : puériculture, vêtements, alimentation etc. Il a fallu qu’on pousse notre prospective assez loin parce que les industriels nous ont dit dès le début « C’est en train de changer. » Par exemple en puériculture, les industriels se sont mis à proposer non plus le bien mais le service ; la marque fournit, en fonction de l’âge de l’enfant, le matériel de puériculture. Donc, cette régulation, ce n’est pas de la prospective, moi je n’ai rien à voir là-dedans.

Participante:

En perspective on parle beaucoup de rupture, mais il y a beaucoup de croyants et peu de pratiquants. On dit toujours que la rupture c’est la prospective-même. J’ai l’impression que vous êtes un peu plus pratiquant que d’autres en matière de travail sur la rupture. Mais ce n’est pas simple de les identifier, de les mettre en avant. J’aimerais vous entendre un peu plus sur ce point.

Olivier Parent :

Ma première source d’inspiration c’est le présent : je lis la presse quotidienne, la presse de vulgarisation scientifique. J’y trouve les germes de beaucoup de choses. On parlait de la conquête spatiale. Je me souviens très bien : c’était à l’été 2012, le discours d’Obama disait clairement « Les États qui ont jusqu’à présent porté la conquête spatiale ne peuvent plus le faire, c’est aux entreprises de prendre le relais. » Quand je tombe sur ce genre d’information, je me dis « Ah très bien, là il y a un signal faible, qu’est-ce que ça veut dire ? » ça veut dire que la conquête spatiale qui était régulée, jusqu’à présent, par des lois liées à la recherche scientifique, à la stratégie, même s’il y a des débouchés civils, tout d’un coup va entrer dans une autre problématique. On va, par exemple, réinjecter dans la conquête spatiale les problématiques qui étaient jusqu’à présent cantonnées au plancher des vaches : la concurrence, la rentabilité, le problème confessionnel. Et il faut se poser cette question « D’ici 15, 20 ou 30 ans, on va se retrouver en orbite – qu’il y ait des stations spatiales ou non. Qu’est-ce que ça va faire quand on aura transplanté hors terre les tensions qu’on n’aura vraisemblablement pas su résoudre jusqu’à maintenant ? ».

Participant :

J’ai lu un article assez récemment sur les Émirats et l’Arabie Saoudite qui commencent à investir, on parle de conquête spatiale.

Olivier Parent :

Bien sûr, ça c’est un énorme changement. Pour la conquête spatiale, il va y avoir un gros moteur, l’exploitation minière. On sait qu’il y a des ressources considérables à notre portée et il y a des moyens technologiques à mettre en œuvre qui sont énormes – mais ceux qui vont y aller vont rentrer, à 10, 20 ou 30 ans, dans leurs investissements, il n’y a pas de problème.

Pour la petite histoire, il y a de ça quelques semaines, est passée entre la lune et la terre un astéroïde qui pesait vingt ou trente tonnes, pleine de platine. Il y en avait pour plusieurs milliards d’euros. Ce qui pose une question : que va-t-il se passer quand on va injecter des richesses venues d’ailleurs dans une économie qui jusqu’à présent était close ? (La terre c’est un vase clos).

Participant :

Quand on dit « Il faut recycler », on parle des ressources, parce qu’on en manque. Certains peuvent  imaginer d’aller attraper une planète et de la ramener sur terre. Mais c’est un non-sens de recycler l’énergie parce qu’on reçoit du soleil 10 000 fois ce dont on a besoin. Donc la problématique c’est de la transformer ; si on arrive à capter cette énergie solaire, on peut faire des matériaux, c’est-à-dire que ce n’est pas soleil vers énergie mais soleil vers matériaux. Souvenez-vous du lithium : les prix ont bondi, tout le monde a dit « Oh là là, ça va être la guerre du lithium », aujourd’hui le lithium vaut zéro. Et là ce sera pareil, vous aurez une concurrence qui va se développer, parce que l’homme est intelligent, et le platine qui va passer à 10 000 km ou des milliers de km, on va le laisser passer, ça n’intéressera personne.

Olivier Parent :

Je ne sais pas. Comprenez bien ma démarche : je ne professe pas, je raconte plein d’éventualités et dans les 300-400 textes de FuturHebdo il y en a sûrement qui sont contradictoires à quelques semaines ou quelques mois d’écart. Le principe même de FuturHebdo, c’est d’ouvrir le coffre-fort de Schrödinger et de raconter toutes ces éventualités. Effectivement, c’est peut-être intéressant d’ailleurs, est-ce qu’on ne peut pas imaginer que la concurrence de l’espace pousse certains à réagir sur le plancher des vaches.

Votre remarque m’a rappelé une question que je me pose depuis des années : j’aimerais être une petite souris pour aller dans les services Recherche et Développement d’un Exxon ou d’un Total. Toutes ces entreprises devraient – et j’espère qu’elles le font – travailler sur la batterie parce que le principal problème, avec l’énergie, c’est de la stocker. On parlait de rupture ; ce qui m’amuse énormément, c’est de suivre sur internet les nouvelles de ces jeunes gens qui sont ni ingénieurs ni physiciens et qui, avec leur simple bon sens, vont trouver une solution à un problème. Il y a un an et demi, une jeune fille d’origine indienne vivant aux États-Unis participait à un concours organisé par IBM. Elle a mis au point un surcapaciteur qui recharge des batteries de téléphone en 30 secondes au lieu de 30 minutes. Moi, si j’étais ingénieur je me jetterais dans la Seine illico presto avec un pavé autour du cou.

À l’été 2014, le président du club d’entrepreneurs autour de l’enfant me disait « l’imprimante 3D, c’est une mode, ça va passer ». En fait, on voit de multiples utilisations de l’imprimante 3D et c’est extraordinaire. Par exemple ce gamin à la main imprimée, pour l’instant ça tient du jouet mais c’est le premier barreau de l’échelle et on va vite monter sur le deuxième barreau, etc.

Participant :

L’imprimante 3D a à peu près 30 ans quand même.

Olivier Parent. :

Oui, mais pour le grand public elle a émergé il y a 2 ou 3 ans.

Participant :

Ce qui est intéressant dans la prospective, c’est bien entendu de lire le journal : c’est réel et ça arrive mais à mon avis c’est déjà trop tard. La prospective, c’est d’essayer de comprendre le raisonnement de celui qui a imaginé l’imprimante 3D, c’est de comprendre le raisonnement d’Elon Musk quand il a fabriqué sa voiture électrique contre l’avis de tout le monde. Qu’a-t-il fait ? Il s’est payé une Ferrari qui marche avec des piles, il avait envie d’avoir une Ferrari avec un moteur électrique. Une Ferrari ça coûte 200 000 à 300 000 €. Il s’est fait sa voiture. Le seul intérêt de cette démarche, c’est qu’il a posé le premier barreau, un des barreaux qui vont nous mener à la généralisation de cette technologie. C’est exactement le cas du Radiocom 2000. Regardez, on a des téléphones qui ne pèsent rien, je me souviens très bien du téléphone mobile de l’époque. Il était énorme. On aurait pu dire : « Quel est l’intérêt d’avoir un gros « machin » où on est injoignable, c’est lourd, c’est moche, ça sert à rien !» S’il n’y avait pas eu cette équipe qui a fait Radiocom 2000, il n’y aurait pas eu l’iPhone. Donc, Elon Musk il est plein aux as. Il s’est fait sa Ferrari. Après il peut greffer dessus toutes les bonnes idées.

Participante :

Vous ne trouvez vos inspirations que dans l’univers scientifique ?

Olvier Parent :

Oui, on est plusieurs auteurs à FuturHebdo. Je ne peux pas écrire dans tous les domaines ; on fait de la prospective en fonction de sa culture, et la mienne est plutôt technologique. En même temps, si on racontait à une personne de 1970 le monde de 2015-2020, elle nous prendrait pour des fous avec nos trucs à la main et si on racontait à une personne de 1920 le monde de 1970, elle les prendrait pour des fous avec leurs voitures etc. Ce qui me frappe c’est que, finalement, qu’on le veuille ou non, on vit dans un monde qui est technologiste, et qu’une technologie est arrivée à maturité quand on l’oublie.

Participante :

Avez-vous d’autres sources d’inspiration que les progrès scientifiques ?

Olivier Parent :

Oui, par exemple, si on parle de la voiture, on est obligé d’aborder la mobilité. Si on aborde la mobilité, ce n’est plus que la voiture, c’est l’ensemble des moyens qui sont à disposition des individus. Si on pose le problème de la mobilité, on pose le problème du rapport au travail. Est-ce que, dans un avenir plus ou moins proche, on devra toujours aller travailler dans les entreprises ?

Tout ce que vous voyez autour de la voiture aujourd’hui, ça vient de quelque chose qui est tout à fait évident. Les voitures sont devenues d’une écrasante banalité. Il y a 30 ans, on aurait dit à notre beau-père « Tiens, il y a le voisin qui a besoin d’une voiture, toi tu n’en as pas besoin, tu lui passes la tienne.» Il aurait rechigné car sa voiture c’était quelque chose. Donc, au-delà de l’aspect technologique c’est que les voitures sont devenues des commodités.

Participant

Ensuite, il y a ce qui relève du bon sens : une voiture ne fonctionne pas, reste inerte, pendant 95 % de son existence. En moyenne, la voiture roule entre 4,5 % et 5,5 % de son temps de vie selon l’usage qui en est fait, professionnel ou privé. Donc, quand les voitures deviennent des commodités, il y a des gens intelligents qui en tirent les conséquences.

Olivier Parent :

En tant que telle, la voiture ne m’intéresse pas ; elle fait partie du passé. Par contre, ce que j’ai pu écrire dans FuturHebdo, c’est la disparition des derniers feux tricolores, parce que les véhicules de transport auront les moyens de s’auto-réguler. Ce que je peux vous raconter c’est que mes fils ou leurs enfants vont perdre l’usage du manche de vitesse, du volant, du rétroviseur et peut-être que, si le monde continue à être inégalitaire, ils iront un jour dans des pays où il n’y aura pas de véhicules autonomes et se retrouveront démunis : « Je fais comment ? ».

On m’a demandé « Racontez-nous la ville de demain. » J’ai répondu « Je ne vous raconterai pas la ville de demain, je ne suis pas urbaniste, je ne suis pas architecte, par contre ce que je peux vous dire c’est ce qui se passe  à Bangkok. C’est une ville qui a été construite sur des sols instables, ils construisent des immeubles de plus en plus haut dont le poids enfonce le sol, et la ville est en train de passer sous le niveau de la mer. Donc ils élèvent des digues. Mais avec le réchauffement climatique le niveau de la mer va monter et tous les cabinets d’urbanisme du monde se sont dit “Génial, il y a un projet extraordinaire, on va reconstruire Bangkok” ».

Plongez-vous dans les études qui sont proposées. Pour vivre dans le Bangkok tel qu’il a été dessiné, il faut être cadre, riche et en bonne santé. Où est la pluralité de la ville ? Dans la manière dont je fais de la prospective, j’ai toujours gardé la notion du grumeau. Lorsqu’on me propose une vision trop homogène, je dis « Ah ça me gêne ». Quand on regarde autour de nous, on est tous différents, avec des niveaux de vie différents, des manières de vivre différentes. Quand des journalistes réfléchissent à l’avenir d’une ville – on pourrait parler de Paris parce que j’ai vu des choses qui me font grimper au mur – et oublient de laisser la place à la diversité, ça me choque ; j’aimerais que les instances françaises et européennes fassent plus de place à la prospective créative. J’ai eu une discussion un peu vigoureuse avec une personne de France Stratégie parce je lui disais « Ce n’est pas de la prospective que vous faites, vous ne tirez que des lignes, vous ne laissez pas de place à la rupture, à l’accident ou au grumeau » Quand on me dit « Tant qu’il y a du pétrole, on ne change pas de modèle » je dis « Mais non, profitons plutôt qu’il y ait encore du pétrole pour changer de modèle. Pourquoi attendre d’être au pied du mur ?»

Olivier Parent :

Il y a un domaine qui m’interpelle beaucoup, c’est le monde du travail. La tendance est clairement à « Tous auto-entrepreneurs ». Si l’on n’y prend pas garde, tout d’un coup, on demande à chacun de prendre en charge sa propre carrière et de se trouver marchandisé ; je trouve cela d’une violence assez grande.

Dans le même esprit, j’ai pu écrire dans FuturHebdo que l’on pouvait imaginer que suite à des lois, tous les grands appartements de Paris soient divisés en cellules de vie pour ramener les gens dans le centre.

On peut tout imaginer et quand je prends un signal, j’essaye de voir ce que ça donne si je le pousse jusqu’au bout. « Tous auto-entrepreneurs », qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire quand j’ai des enfants, quand je n’en ai pas, quand je suis installé, sédentaire, ou ? … Je ne peux pas non plus tout raconter… Je n’ai pas de solution.

Participant:

Non, mais on a des modèles qui sont un peu plus avancés que nous : actuellement il y a moins de 15 % de travailleurs indépendants (auto-entrepreneurs) il y a en Europe un modèle beaucoup plus avancé, et qui pose de gros soucis – c’est la Grande-Bretagne où ils ont une proportion très élevée d’auto-entrepreneurs.

Participant:

Ce qui est intéressant pour l’entreprise c’est le marché, c’est-à-dire qu’une technologie en tant que telle, ça ne vaut rien. Vous parliez d’innovation avec Airbnb, Uber etc., j’ai un gros problème avec ça parce que pour moi ce ne sont pas des innovations techniques comme un smartphone…. Uber, concrètement c’est les taxis qui ont amené ça ; le Bon coin, c’est les receleurs, notamment, clairement et le seul fait de passer par internet ça a complètement brouillé les pistes. On a eu la possibilité d’avoir accès à de la musique gratuitement et ça a commencé à poser problème, heureusement c’était de la musique donc personne n’a trop tiqué. Le problème c’est quand ça a commencé à toucher les transports, le logement etc, là c’est devenu un problème de société et un problème économique. L’innovation n’est pas à Airbnb, elle est à l’internet, à l’intercommunication.

Participante :

Je ne suis pas du tout d’accord avec vous l’innovation n’est pas que technologique, elle est aussi dans le low-cost. Qu’est-ce que c’est l’innovation ? C’est de l’invention, donc de la créativité à l’état pur qui rencontre un marché, si une invention ne rencontre jamais le marché, elle reste dans les tiroirs et ce n’est pas une innovation.

Olivier Parent :

On m’a posé la question « Quelle est la différence entre la science-fiction et la prospective » C’est très intéressant, dans la science-fiction, il y a plusieurs familles, il y a le Space Opera et l’anticipation. Et à la jonction entre notre présent et cette anticipation, il peut y avoir la prospective. Tous les gens qui font de la prospective, moi y compris, s’interdisent de sortir un lapin blanc de leur chapeau de magicien. Reprenez toutes les études des uns des autres, on argumente toujours : « Si on dit ça, il ne faut pas que ce soit un truc qui soit foireux. » Sinon, on quitte le domaine de la prospective et on est dans l’anticipation.

C’est exactement le cas de films adaptés d’Isaac Asimov, c’est de l’anticipation, ce n’est pas de la prospective. De même pour la série norvégienne sur Arte où l’idée de base était géniale mais en trois épisodes, on se retrouvait face à des individus artificiels avec une conscience, avec une ontologie similaire à la nôtre. Il m’a manqué trop d’échelons. Je veux bien admettre que, peut-être, dans quelques générations de machines on arrive à des machines de la sorte mais il y doit y avoir des étapes; là on était parfaitement dans l’anticipation et dans la science-fiction mais, et c’est là où c’est intéressant, la science-fiction peut aussi parler de prospective. C’est ce que je fais par exemple dans le Huffington Post où j’écris des articles. Je reprends les grands classiques de la science-fiction et je montre comment, dans ces histoires, on peut trouver certains enseignements sur la ville. Dans Minority Report, c’est vraiment une étude sur la ville très intéressante, il faut vraiment le voir de cette manière-là. A la rentrée, le Huffington post m’a demandé d’adapter ça en chronique vidéo. La première que j’ai faite était sur Seul sur mars, une prospective très intéressante parce qu’elle est anti-technologiste. En effet, le personnage se retrouve seul sur Mars et il doit inventer en permanence les moyens de sa propre survie. Il n’a pas de robot. Dans ce film, ils ont fait le pari que dans l’avenir de la conquête de l’espace il n’y aurait pas de machine, l’homme sera seul face à son environnement. Le héros va réinventer l’agriculture en se servant de ses fèces comme source de bactéries, il va trouver le moyen de catalyser l’eau à partir de l’hydrazine, etc. C’est un film à la gloire du génie humain, où le héros doit s’adapter, il n’a pas d’autre moyen de survivre que de faire ça. C’est-là où la science-fiction peut aussi nous servir.

Participant :

Essayons d’imaginer qu’on est tous les deux devant notre poste de télévision le 19 juillet 1969 – on est prospectivistes – et l’on voit Armstrong marcher sur la lune. A ce moment-là, moi je vous dis que le 9 décembre 2015 non seulement il n’y aura personne sur la lune mais aussi que le monde aura perdu la compétence pour y aller, qu’est-ce que vous me dites ? Vous me regardez de travers en me disant « Mais tu es un rabat-joie, tu es fou !» Pourtant c’est ce qui s’est passé. Pourquoi donc le 19 juillet 1969, tout le monde dans cette salle aurait imaginé que le 9 novembre 2015 il y aurait peut-être 10 0000 personnes sur la lune alors qu’en fait il n’y a personne et on n’est même pas capable d’y aller ?»

Olivier Parent :

Dans le même esprit, en 1900, 1920, 1930, on avait imaginé les années 2000 avec des voitures volantes. Pourquoi est-ce que les voitures ne volent pas ? C’est la même question. Parce que service rendu, zéro, le rapport service rendu pour l’énergie consommée est complètement défavorable, parce qu’il faudrait qu’on ait tous des capacités à se déplacer dans l’espace. Ou alors il faudrait qu’on ait une technologie apte à prendre en charge 95 % du déplacement.

Participant :

Il y a aussi une autre explication pour l’histoire de la lune. C’est une explication d’une stupidité fantastique, que connaissent l’administration française et un certain nombre d’entreprises assez anciennes : quand ils veulent renouveler les systèmes informatiques, ils constatent qu’il y en a encore qui sont programmés sous Cobol. Il faut faire revenir des retraités pour travailler dessus

Olivier Parent :

Il est évident que l’arrivée des américains en 1969 sur la lune, ça n’était qu’une course purement stratégique. Est-ce que ça a été un des vecteurs de la chute de l’ex URSS ? Peut-être. En tous cas ils se sont tiré la bourre pendant 10 ans et les Américains étaient extrêmement contrariés quand les Russes ont photographié les premiers la face cachée de la lune.

Participante:

Qui sont les lecteurs de FuturHebdo ?

Olivier Parent :

2/3 d’hommes, 1/3 de femmes globalement, ce sont des technophiles ; je serais bien incapable de vous le dire de façon plus fine parce que je n’en ai pas les moyens de suivre.

Participante :

Non, mais c’est un peu votre connaissance intuitive.

Olivier Parent :

Cadres et étudiants pour faire simple.

Participante :

C’est quel support FuturHebdo ? C’est sur papier ?

Olivier Parent :

Non, c’est en ligne, peut-être qu’un jour je ferai comme beaucoup de ces sites qui ont démarré en ligne et qui impriment.

Participant :

Est-ce que vous avez un jour pensé à faire des feuilletons ? Je pense, par exemple, à un sujet comme les exosquelettes. Est-ce qu’on pourrait faire un feuilleton des exosquelettes ?

Olivier Parent

Christian avait commencé un feuilleton qui s’est arrêté il y a quelque temps. La difficulté c’est que si on fait du feuilleton, on va glisser dans la fiction. J’ai une série de nouvelles avec une intelligence artificielle « Zorro sur les réseaux », ça m’amuse mais ça me gêne un petit peu.

Quand je me suis lancé dans FuturHebdo, ça me travaillait depuis très longtemps d’écrire mais j’ai grandi sous la tutelle d’Isaac Asimov, de Frank Herbert, d’un français comme Serge Lehman aussi, Robert Silverberg, etc. Par choix, par goût je me suis toujours intéressé à la science-fiction sans extraterrestres, parce que  c’est un lapin blanc qu’on sort du chapeau du magicien. La manière dont j’écris FuturHebdo est un moyen pour moi de me trouver un créneau dans laquelle je suis le seul à écrire.

La plus belle aventure que j’ai vécue autour de la prospective, c’est les gens que j’ai rencontrés, d’être ici déjà bien sûr et la première personne, c’est Christian. On a commencé comme dans la chanson de Polnareff, chacun derrière son clavier, puis on s’est vu un jour. On parlait des magazines qui commencent en ligne et qui finissent par être imprimés. C’est la même chose pour les comportements humains : on revient vite vers le contact physique.

 

 

[1] http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/obama-a-donne-le-top-depart-de-la-ruee-vers-l-or-spatial-936876.html

Café de la prospective du 5 novembre 2015 – Nathalie Popiolek

Café de la prospective du 5 novembre 2015 – Nathalie Popiolek

Ce soir, nous avons invité Nathalie Popiolek, qui travaille au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives). Nathalie nous a été chaudement recommandée par Michel Godet, qui a fait la préface de son livre. Nous avons saisi l’occasion de parler de prospective technologique, ce que nous souhaitions depuis longtemps.

Nathalie Popiolek : J’en suis venue à « créer » une méthode particulière de prospective pour la technologie en observant et en écoutant toutes les personnes et en lisant tous les documents qui publiaient des scénarios à long terme dans le domaine de l’énergie. À l’occasion de la COP21, de nombreux scénarios ont été construits, notamment par l’Agence internationale de l’énergie. Au niveau de la Commission européenne, on voit beaucoup de scénarios technologiques, qui vont conditionner les financements via les appels à projets européens. Au niveau français, suite au Grenelle de l’environnement on a eu de nombreuses demandes de prospective, notamment une demande de Trajectoires 2020-2050 de Nathalie Kosciusko-Morizet ou Énergie 2050 d’Éric Besson, pour préparer les travaux de programmation pluriannuelle des investissements.

Donc, beaucoup de résultats, beaucoup de chiffres mais qu’est-ce qu’il y a derrière ? J’ai été particulièrement influencée par mon parcours à l’École française de prospective, par ses méthodes, notamment l’analyse systémique, la place centrale de l’homme, à qui il revient de façonner l’avenir ; l’analyse structurelle, avec les travaux de Michel Godet et Frédéric Ténière-Buchot. La deuxième influence, tout aussi importante, c’est l’aide à la décision : j’ai été élève de Bernard Roy, qui enseignait la théorie de la décision à Dauphine. La théorie multicritère de l’aide à la décision a beaucoup façonné ma façon de voir les choses, toujours associée à une analyse systémique. Et pour tout ce qui concerne l’analyse de l’innovation, car j’ai enseigné ce thème-là, j’ai été influencée par Michel Poix, Norbert Alter, sociologue, et Pascal Le Masson, qui travaille sur l’innovation de rupture.

Avec tous ces éléments, je me suis dit : « Je devrais mieux pouvoir décrypter les scénarios dans le domaine énergétique » (et dans d’autres domaines) et j’ai mis au point une technologie basée sur de grandes étapes.

La première étape est de bien définir le sujet avec le commanditaire de l’analyse prospective. Puisque l’avenir est à construire, il faut le construire en fonction de nos objectifs. On ne peut pas faire de prospective sans se référer à un décideur clairement identifié. Et si l’on change de décideur, on va changer de système à observer et de prospective. Donc, bien identifier le décideur et, en particulier, essayer de connaître ses préférences et ses objectifs et, derrière ses objectifs, ses valeurs. On peut avoir des différences entre les décideurs, selon leurs valeurs en matière de progrès, d’innovation et d’innovation technologique. Donc, bien comprendre les valeurs et les objectifs du décideur et définir le sujet avec lui, pour voir quel est l’objet de l’étude et quelle technologie on va considérer, compte tenu de ses objectifs et de ses valeurs, dans quel champ géographique et à quel horizon nous devons réaliser la projection dans le long terme de cet objet technologique. Si l’on n’a pas bien défini la question, on va partir complètement dans un mauvais sens, sachant que l’on a besoin de travailler sur un système et le système est vu différemment selon que l’on parle à un décideur qui est un politique, un technologue ou un poète…

Ensuite, il faut faire la liste des variables qui vont influencer cet objet technologique et, là, je ne fais pas appel aux matrices d’analyse structurelle comme pouvait le faire Ténière-Buchot ou Michel Godet ; je préfère dessiner un diagramme visuel où l’on voit, au centre, ce que j’appelle la variable cœur, qui va bien définir l’objet technologique, et, autour, les sous-systèmes qui vont influencer cette variable. Sur ce diagramme on voit toutes les variables qui ont une relation avec l’objet technologique et, dans lesquelles on trouve tout ce qui concerne la technologie en elle-même, avec ses lois, son histoire, son évolution possible en fonction des lois de la nature, mais aussi toutes les autres variables qui concernent l’économie, la législation, la sociologie, et que l’on peut associer à cet objet.

On fait une analyse rétrospective de toutes ces variables en interrogeant les experts, puis en identifiant tous les acteurs qui ont influencé ce système. On détermine, pour chaque acteur, ses liens avec l’objet technologique : est-ce un promoteur ou un opposant, un allié, quelqu’un qui va réguler ou qui va jouer sur les aspects économiques ? On essaie de faire une projection dans le futur selon deux types de scénarios : ceux qui concernent l’« arrière de contexte », c’est-à-dire toutes les variables sur lesquelles le décideur ne peut pas agir, car il n’a pas le contrôle de tout, et des choses vont lui être imposées. Donc, on regarde comment, compte-tenu du jeu des acteurs, les variables de contexte peuvent évoluer dans le futur et on fait plusieurs scénarios d’évolution. Ce sont les scénarios de contexte, à l’horizon que l’on s’est fixé. Après, on étudie les leviers d’action du décideur, compte-tenu de ses objectifs, de ses forces, de ses faiblesses, des menaces qui pèsent sur lui, des opportunités et des ruptures qui peuvent survenir.

On va ensuite combiner ces leviers d’action pour déterminer des stratégies possibles, dont on examine ce qu’elles peuvent donner dans le futur, dans les différents scénarios de contexte. C’est alors au décideur de voir les risques qu’il prend à agir de telle et telle façon, selon le niveau de risque qu’il accepte.

Dans les scénarios il ne faut pas hésiter à faire appel à l’imagination, à l’utopie. Cela fait partie de ce que j’ai appris de l’École française de prospective. J’ai été influencée par Yves Barel, pour qui, dans la prospective, il y a une part de prévision, mais aussi une part d’utopie très importante. Il faut donc imaginer des scénarios de rupture aussi bien pour le contexte que pour des stratégies du décideur qui sortent des sentiers battus. Je réfléchis actuellement à une méthode pour imaginer les ruptures et construire des scénarios de rupture.

Pour réaliser ces projections du scénario de contexte, on va projeter les systèmes, les sous-systèmes que l’on a définis, en particulier le sous-système de la technologie, et, là, on ne peut pas laisser libre cours à l’imagination : il faut faire appel aux différentes lois de la prévision technologique qui mettent de la cohérence dans les lois de la nature, les lois physiques. De la même façon, on doit respecter des lois quand il s’agit de projeter les rentabilités économiques. Mais si l’on veut élargir, faire appel à l’imagination, on peut utiliser des méthodes – certaines sont très anciennes, comme l’analyse morphologique – pour imaginer des ruptures. Pour l’analyse de l’innovation, la théorie C-K aide à explorer l’inconnu : on l’utilise pour essayer d’augmenter toutes les fonctions possibles de l’objet technologique. Exemple : j’ai travaillé sur une prospective de la mobilité solaire. L’idée, c’est de prendre une voiture électrique et de la faire recharger, en priorité, par des panneaux solaires qui sont sur le toit d’une maison à énergie positive : on a dimensionné les panneaux solaires pour que l’électricité produite permette d’utiliser la télé, le réfrigérateur, le four, … et de recharger la batterie de la voiture pour aller travailler et revenir. À partir de cet exemple, on a essayé de projeter ça à horizon 2030.

On a donc projeté tous les aspects technologique : la batterie du véhicule, avec ses performances, son rendement, sa fiabilité, l’évolution de ses coûts compte tenu des matériaux qui la composent, de leur raréfaction, etc. On étudie aussi ce que ça implique comme modification du système global énergétique, constitué par la maison où l’on consomme et produit de l’énergie, et par la mobilité. Ce qui est nouveau, c’est que l’on crée une synergie entre le bâtiment et la mobilité : on ajoute des fonctions au bâtiment, qui ne sert plus seulement à se loger, mais aussi à produire de l’énergie et à se déplacer. Donc, c’est une façon d’ouvrir un peu les futurs possibles en créant des fonctionnalités nouvelles et des synergies entre des objets qui n’en avaient pas. Le décideur était facile à identifier : l’étude était commanditée par l’ADEME, dont l’objectif était de répondre au Facteur 4 (division par quatre des émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2050). Les objectifs prioritaires du commanditaire étaient donc environnementaux, mais il y en avait d’autres, comme faciliter cette innovation par des subventions, pour la recherche et pour les particuliers, sans que ce soit trop coûteux pour le budget de l’État. Il fallait aussi vérifier l’acceptabilité des mesures pouvant être prises pour faciliter cette technologie, etc.

Il nous a donc fallu identifier les leviers possibles de l’État pour favoriser la mobilité solaire, afin de déterminer une politique publique. Par exemple, quels instruments : subventionner la R et D sur les batteries, sur les panneaux solaires, mais, surtout, sur les smart-grids pour bien assurer la synergie entre le bâtiment et le véhicule (Vehicule-to-Home, Vehicule-to-Grid).

Pour ce qui concerne le contexte (ce qui ne dépend pas du gouvernement), nous avons étudié l’évolution des données énergétiques, celle de la compétitivité de l’industrie française, notamment dans les secteurs automobile et production photovoltaïque, ainsi que les données économiques : prix du pétrole, de l’électricité… Puis nous avons construit des scénarios et regardé différentes politiques possibles. Par exemple, une politique de soutien à la R et D : il va falloir du temps avant que la synergie ne se fasse, et les voitures ne pourraient être en circulation qu’à partir de 2030. Ou bien on ne subventionne pas la R et D, mais on donne beaucoup d’argent aux particuliers et on installe des bornes de recharge un peu partout pour faciliter cette mobilité solaire. Donc, on compare sur plusieurs critères : le coût pour l’État, l’atteinte du Facteur 4 en 2050, l’acceptabilité… Il y avait huit critères en tout. On a comparé ces stratégies et fourni le résultat au gouvernement.

 

DEBAT

Intervenant – L’innovation, c’est quand l’on passe de la créativité au marché. La technologie elle-même n’est pas tellement remise en question. Vous nous donnez l’exemple d’une maison qui donne de l’électricité pour des voitures, de politiques d’encouragement, mais, tout ça, c’est autour. La technologie elle-même, on considère qu’elle existe. Là, vous nous faites le portrait d’une innovation technologique, d’une prospective technologique qui est beaucoup plus tournée vers la société.

Puisque vous avez beaucoup parlé du commanditaire. Vous dites : « Il faut savoir qui il est. Ce qu’il veut. En fonction de sa personnalité et de ses objectifs, de ses valeurs, l’approche prospective va prendre une direction qui ne sera pas la même. ». C’est important, car, si l’on fait de la prospective pour l’aide à la décision, on aide un décideur. Comment ce décideur, ce commanditaire, vous pose la question ?

Nathalie Popiolek :         Dans les études prospectives que j’ai faites, sur le cœur artificiel, c’était un peu un cas d’école. On n’a pas vu le dirigeant de CARMAT. Mais c’est toujours sous-jacent. Il faut savoir révéler les préférences du décideur. Pour l’analyse sur les politiques publiques, nous avions l’ADEME qui représentait le gouvernement, et avec qui — ce qui était important — nous avons pondéré les critères. Il y avait huit critères, dont le budget de l’État, le Facteur 4, l’acceptabilité, la balance extérieure commerciale : si l’on remplace les véhicules à essence par des véhicules électriques, on économise de l’essence, par contre, on va importer des panneaux solaires si l’on se trouve dans le contexte d’une industrie française photovoltaïque faiblement compétitive… Donc, on a essayé de pondérer les critères. C’est l’une des premières choses que l’on fait avec le décideur.

Après, c’est plus subtil : il faut comprendre ses préférences, ce qui est difficile. Par exemple, vous prenez deux tasses de café, l’une avec une cuillère à café de sucre, l’autre avec un grain de plus de sucre. Si vous demandez au décideur de choisir entre ces deux tasses, il ne peut pas le faire, car il n’y a pas de différence pour son utilité. Si l’on rajoute deux cuillères de sucre, là, on commence à avoir une différence. Donc, ça veut dire que les préférences ne sont pas transitives. Dans le cas qui nous intéresse, sur le critère du budget de l’État, il y a des différences entre les politiques, mais elles ne sont pas assez marquées pour que le décideur se prononce. Donc, il faut lui faire hiérarchiser deux décisions sur le critère du coût. Si vous achetez une voiture, vous ne serez pas sensible à une différence de cent euros. Si elle est de quatre-cent euros, vous aurez une préférence faible pour la moins chère, mais vous pouvez vous décider en fonction du design ou des émissions de CO2… Par contre, la décision sera fortement influencée par le prix si la différence est de mille euros.

Le décideur peut aussi émettre un veto : il écartera une politique qui lui convient sur presque tous les critères, sauf un pour lequel la performance est trop mauvaise, … même si elle est très bonne sur tous les critères, il ne peut pas l’accepter. Donc, il faut définir un seuil de veto par critère.

Tout ça, c’est essayer d’identifier les préférences du décideur et c’est très difficile ; c’est pour ça qu’il faut l’avoir à portée de main, pour faire de l’aide à la décision comme pour faire de la prospective, car il nous faut savoir quels sont, selon lui, ses leviers d’action – il les connait mieux que quiconque. Il connaît aussi ses ennemis, les personnes qu’il redoute le plus, ses forces et faiblesses, ses menaces, etc. Enfin, pour définir ses objectifs nous devons connaître ses valeurs.

Dans mon ouvrage je cite Bernard Cazes, que j’ai beaucoup apprécié ; il a écrit sur les typologies des croyances. Il a étudié toutes les analyses prospectives faites dans le passé et analysé comment ceux qui les avaient réalisées voyaient l’avenir. Il en a tiré une typologie fort intéressante. Parfois, on discute avec des collègues, on n’est pas d’accord et souvent, c’est une question de valeurs extrêmement profondes : on ne comprend pas certains objectifs. Bernard Cazes pose la question : « Y a-t-il progrès ? » et la croise avec : « La civilisation moderne est-elle croissante ou est-elle décroissante ? ». Tous les récits prospectifs sont situés dans l’une des quatre cases ou dans une combinaison de ces cases, avec une dominante. Par exemple, Karl Marx avec l’avènement d’une société sans classe va être placé dans la case des personnes qui sont pour davantage de civilisation et de progrès à l’intersection de « il y a progrès » et « la civilisation moderne est croissante ». On peut aussi y mettre Jeremy Rifkin, avec l’émergence d’une société postindustrielle, une société de l’information caractéristique de la troisième révolution industrielle.

Il y a aussi ceux pour qui « il y a progrès » mais « la civilisation moderne est décroissante ». C’est le rétro-progrès, le refus plus ou moins radical de la civilisation moderne, que l’on trouve dans le rapport Meadows, Halte à la croissance, écrit dans les années soixante-dix. Meadows et ses co-auteurs pensent que la technologie n’y pourra rien. Il a une vision très physique de la matière, et considère que si l’on continue la croissance, même avec la révolution technologie – par exemple, avec les énergies renouvelables —, on va épuiser les terres rares, qu’avec le nucléaire, on n’aura plus de place pour stocker les déchets ; il ne parle pas de la séquestration du carbone, mais il pourrait dire : « On ne pourra plus mettre le carbone sous la terre ; il n’y aura plus de place pour le faire. ». En fait, son travail est basé sur la programmation dynamique, c’est de l’analyse de systèmes, mais poussée très loin. Et il montre, avec une vision systémique, que de toute façon on va dans le mur. Pour lui, il faut diminuer la croissance dans les pays développés, partager cette croissance avec les pays en voie de développement et consommer beaucoup moins. On a, aussi, dans cette catégorie, le courant néo-malthusien : il ne faut plus de naissances. C’est la civilisation moderne décroissante. Le type : « Y a-t-il progrès ? Non. » et « La civilisation moderne croissante. », c’est Le Meilleur des mondes d’Huxley. C’est, aussi, La déclaration, de Gemma Malley, un monde où les gens vivent éternellement et où il n’y a plus de place. Il y a les enfants qui ont le droit de vivre normalement et les « surplus » traités comme des esclaves. Après, il y a : « Civilisation moderne décroissante. » et « Y a-t-il progrès ? Non. ». Donc, moins de civilisation et régression. C’est une typologie, mais chacun peut se situer dans l’une de ces quatre cases. Nos actions, nos décisions, nos objectifs sont, conditionnés par ces valeurs et, quand on fait de la prospective technologique au nom d’un décideur, il faut réussir à connaître ses objectifs, pour savoir s’il a vraiment envie que sa technologie se développe ou pas.

Intervenant : Vous avez évoqué, au début, les utopies, mais vous n’êtes pas revenue dessus. Il y a, dans le passé, des utopies qui sont devenues des réalités, auxquelles personne n’avait pensé. Il y en a d’autres, maintenant. Quand se construit une usine qui va fabriquer des batteries pour trois dollars six cents… Ce sont des utopies qui deviennent réalité. Quand vous faites une étude prospective, est-ce que vous choisissez l’utopie avec le décideur ?

Nathalie Popiolek :         Il y a toujours un scénario un peu utopiste. Il y a les scénarios de contexte plutôt tendanciels, sans rupture, et les scénarios avec une « utopie rationnelle », des hypothèses réalistes respectant les lois de la nature, pour ce qui est de la technologie et de son évolution, mais dans lesquels on se permet des bifurcations.

Bien sûr, quand je fait des exercices de prospective, notamment avec mes étudiants, avec un décideur et un commanditaire – ce n’est pas toujours le même -, je les oblige à faire un scénario utopiste. Et quand je vais dans des réunions avec tous les décideurs, les ingénieurs du CEA, les gens rationnels, autour de moi, j’essaye toujours de leur ouvrir l’esprit en disant : « Mais, réfléchissez à d’autres fonctions de cette technologie. Essayez d’imaginer des choses que vous ne pouvez pas concevoir. ». Ce n’est pas facile ; je n’ai pas de méthode pour faire mes scénarios utopistes. Je conseille de surveiller les faits porteurs d’avenir. J’ai beaucoup insisté pour traiter ce sujet sur la synergie entre le bâtiment et le transport, pas tant parce que je crois en la mobilité solaire – ce n’est pas ça qui m’intéresse -, mais parce que l’on peut imaginer des « Véhicules-to-grid » ou des « Véhicules-to-Home ». Une fois le projet terminé pour l’ADEME, on a refait un appel à projets pour ce même sujet, mais avec beaucoup plus de véhicules et beaucoup plus de maisons, dans un éco-quartier. On a eu le financement, et je suis très contente car je travaille avec des personnes de Centrale Supélec, qui vont s’intéresser au réseau. Nous allons réfléchir avec eux aux nouveaux business models qui peuvent être associés à cette synergie.. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le solaire vu de manière intrinsèque… je n’y crois pas plus que ça, mais c’est le fait d’avoir de nouveaux métiers, car on va pouvoir faire du stockage diffus, rendre des services au réseau, restituer de l’électricité quand il y a beaucoup de demandes. Une utopie associée aux bâtiments à énergie positive dans laquelle je ne suis pas forcément suivie par tous mes collègues au CEA

Intervenant        Je pourrais vous citer quatre mots, qui sont : Iter, ASTRID, Génération IV et Hydrogène. – C’est votre voiture électrique mobilité plus maison qui m’y fait penser. – À votre connaissance, ces quatre éléments sont-ils au stade de R et D, de prospective ou d’utopie ?

Nathalie Popiolek :         Il y a deux semaines, j’ai fait un cours d’économie d’énergie aux élèves ingénieurs qui se destinent au nucléaire. Après le cours, les responsables m’ont demandé une présentation sur la prospective. Je l’ai faite. Il y a eu un grand silence, car je leur parlais d’utopie. Je ne savais pas à ce moment-là, ce qu’ils pensaient : j’étais en visioconférence, à Saclay, avec les ingénieurs de Saclay. Il y avait aussi, les personnes de Cadarache et de Cherbourg. J’ai posé la question : « Maintenant, réfléchissez, dans votre domaine, quels sont les faits porteurs d’avenir, pour vous ? ». Il y en a un qui m’a dit : « Iter ». J’ai répondu : « Iter, ce n’est pas un fait porteur d’avenir. C’est une recherche, une technologie. ». Le fait porteur d’avenir, ce n’est pas une technologie, c’est un événement qui va changer une tendance. Est-ce qu’une technologie à elle seule peut changer une tendance ? « Iter, c’est une recherche que l’on peut même considérer comme fondamentale. » Un autre a dit : « Le fait porteur, dans le nucléaire, ça peut être le low cost ». Oui, cela peut être considéré comme un fait porteur d’avenir.

Quant à la technologie ASTRID, ce serait le prototype pour la Génération IV. Au CEA, on travaille sur la réalisation du prototype, pour une mise en service en 2025. On a eu le financement du gouvernement mais on n’est pas sûr de pouvoir construire le prototype. S’il est construit, il faudra le tester. Et, si ça fonctionne, l’industrialisation sera pour 2040, si les industriels, en particulier EDF, acceptent cette technologie qui est plus sûre, mais coûte plus cher que les réacteurs de troisième génération. Donc, ça, c’est une question technologique. Ensuite, l’incertitude, c’est l’acceptabilité d’Astrid par les industriels. Et est-ce qu’il y aura assez d’argent pour le prototype si ces derniers ne financent pas ? Donc, la Génération IV dépend de la réussite d’ASTRID pour la France, mais la recherche a lieu, notamment en Russie. Concernant l’hydrogène, je travaille en particulier sur la mobilité électrique et solaire. Un de mes collègues s’occupe de la mobilité hydrogène. Quand on regarde le développement des véhicules à hydrogène à l’étranger, on peut dire que ça commence à être des faits porteurs d’avenir : dans certaines villes, les flottes roulent à l’hydrogène. Après, il faut faire l’analyse systémique. Par rapport au coût, à la sûreté, à l’organisation du réseau d’approvisionnement en hydrogène, les stations services, et les acteurs. Est-ce que les acteurs, les industriels vont suivre ? Donc, il faut faire une analyse prospective en regardant tous les acteurs concernés par ce sujet et, s’il y a un décideur qui veut, se lancer.

Intervenant – Et vous ne l’avez pas faite, cette analyse ?

Nathalie Popiolek :         Moi, non, mais, à l’institut où je travaille, mes collègues font des analyses de coût de possession de véhicule à hydrogène. Les résultats sont assez optimistes, mais ça dépend du contexte, du prix de l’essence et des subventions qui peuvent être accordées. Et, après, ça va dépendre des infrastructures, voire des innovations dans l’approvisionnement de l’hydrogène (livraison de cartouches remplies…?)

Intervenant – Le Haut conseil de santé publique vient de remettre un rapport sur les impacts sanitaires du changement climatique. J’ai été surpris par votre discours, quand vous nous dites : « La mobilité solaire, je n’y crois pas plus que ça et puis, finalement, ça ne m’intéresse pas. Je préfère m’intéresser au problème de smart-grid, un sujet passionnant. » On voit la difficulté à transmettre le développement d’une recherche complexe sur les alternatives, sur les énergies renouvelables au sein d’une structure qui n’y croit pas, car vous êtes probablement celle qui y croit le plus à l’intérieur du CEA. Vous venez de nous dire que la plupart des autres avaient quand même beaucoup de difficultés à suivre ce discours. Du coup, la question que je me pose, c’est celle de l’imagination des ruptures. Vous dites : « Il faut, à un moment donné, avoir l’utopie, avoir la vision positive, mais les ruptures, ça vient dans les deux sens. Ruptures positives et ruptures négatives. Comment pouvez-vous tester les hypothèses des innovation technologique aux effets asynchrones, avec des premiers bénéfices qui répondent bien aux lois de la technologie et puis, beaucoup plus tard, des effets secondaires dus aux lois de la nature, par une accumulation d’effets faibles ? Donc, du coup, « mettre de la cohérence dans les lois de la nature » me paraît ambitieux dans cette vision systémique, car, si l’homme façonne l’avenir, il modifie aussi son environnement, et a provoqué en un siècle ce réchauffement climatique qui nous force à fixer un objectif de deux degrés en 2100. Ce qui veut dire que l’on va avoir beaucoup plus de pressions à l’horizon 2050, et que nous devrons limiter notre consommation d’énergies fossiles pour atteindre cet objectif. Donc dépendre de la réussite des projets sur les énergies renouvelables qui vous sont confiées. Cela m’intéresse de savoir comment on y parvient, comment on arrive à mettre au point, à l’horizon 2030, quelque chose qui réponde aux besoins énergétiques de nos sociétés. Comment peut-on proposer un avenir, un scénario, pour la survie de l’espèce passant par des énergies renouvelables alternatives ?

Intervenant : Vous dites : « Il faut identifier le décideur. ». Bien sûr. Qui a décidé que ce réchauffement viendrait à 0,85 degré, actuellement ? Personne. On le mesure. Donc, du coup, on doit en tenir compte. Et c’est sur ces lois-là, ces lois de la nature, qui s’expriment à travers des symptômes que l’on mesure par ce réchauffement et tous les autres bouleversements environnementaux que l’on doit, aussi, comprendre notre impact technologique. Comment on l’intègre dans l’ensemble de votre réflexion ?

Nathalie Popiolek :         Vous avez dit que je ne croyais pas à la mobilité solaire. Ce n’est pas ça du tout. Bien évidemment, je n’ai pas à y croire ou à ne pas y croire. J’éclaire la question qui m’a été posée via l’ADEME par le gouvernement : « quelles sont les politiques à mettre en place pour favoriser la mobilité solaire à l’horizon 2030 en France ? ». Je me suis mal exprimée, car je voulais                                                                                                                                                                  répondre à la question sur l’utopie. Ce qui m’intéresse, du point de vue méthodologique, c’est la synergie et c’est là que je voyais l’innovation. Je ne la voyais pas seulement dans la technologie, mais aussi et surtout dans l’organisation des systèmes. Et c’est pour ça cela m’intéresse particulièrement, du point de vue méthodologique et pour la réflexion sur l’utopie, mais je ne porte pas de jugement du tout sur l’énergie solaire. Au CEA, il y a des chercheurs qui travaillent sur la technologie qui y croient énormément ; moi, je ne travaille pas sur la technologie. J’ai travaillé sur le projet pour faire les prévisions technologiques sur les batteries… Je suis allée souvent à l’Institut National de l’Énergie Solaire pour ce projet. Et, là ils y croient et ils font tout pour développer la technologie, avec des essais réels. Ils ont des voitures solaires, qu’ils rechargent au travail, sur le centre de Chambéry. Ils mesurent l’usure des batteries, mais ce qui leur importe, c’est le système soft associé aux recharges pour optimiser les temps de recharge. Ils travaillent sur les normes.

Au CEA, il y a plusieurs directions : la direction de la recherche technologique travaille sur les énergies alternatives, et la direction de l’énergie nucléaire travaille sur les réacteurs nucléaires actuels et sur la Génération IV. Ce qui m’intéresse, c’est l’organisation des systèmes. J’ai d’ailleurs demandé à l’ADEME qu’elle finance un projet sur l’énergie solaire pour les éco-quartiers.

Dans mon institut, Françoise Thais travaille avec le laboratoire de recherche sur le climat et ils ont étudié la répercussion du réchauffement climatique sur les vents et, donc, sur la production des énergies renouvelables. Ce sont des choses que l’on commence à regarder l’influence de l’homme sur les énergies renouvelables que l’on peut mettre en place pour lutter contre le réchauffement, sachant que le réchauffement climatique peut avoir une influence sur leur productivité.

Concernant vos interventions à propos de l’impact de l’Homme sur son environnement et en particulier sur le changement climatique, j’ajouterais un point soulevé notamment par Alain Touraine sur les politiques publiques et le paradoxe de l’incertitude. Aujourd’hui l’incertitude maximale est non pas générée par des évènements extérieurs mais par la mise en œuvre des moyens destinés à maîtriser l’environnement. Les politiques publiques sectorielles actuelles consistent à gérer les désajustements créés par les autres politiques sectorielles…

Intervenante :  Je suis étonnée, car vous tenez énormément compte des valeurs du commanditaire. Personnellement, quand j’aborde un sujet, je le traite par moi-même, avec mes utopies, avec mon intuition. Après, dans le rapport que l’on va remettre, j’accepte de tenir compte, un petit peu, du donneur d’ordres. Peut-être que j’interprète vos propos… Je suis toujours très méfiante quand le consultant que l’on est allé chercher pour ses compétences se coule dans la pensée ambiante.

Nathalie Popiolek :         Dans mes travaux de recherche, si je fais une analyse bibliographique je ne m’occupe pas du décideur. Par exemple, que disent les modèles macroéconomiques endogènes sur les politiques publiques à mettre en place au niveau mondial pour réduire les émissions de gaz à effet de serre en gardant une croissance. Là, je ne vais pas chercher le décideur. J’essaye de comprendre les équations des modèles et je les critique … Par contre, pour ce travail de prospective technologique, j’ai monté une méthodologie en me référant à un décideur, car je suis très influencée par mon ancien professeur de théorie de la décision, Bernard Roy. Je me souviens de ses cours : le père de famille qui achète sa voiture en prenant en considération son épouse et ses enfants, quels sont ses critères de choix ? Ça m’a beaucoup marquée. Après, quand j’ai utilisé, pour un programme de recherche, cette méthode de décision multicritère avec un décideur et que j’ai présenté des travaux dans des séminaires, à des scientifiques, j’ai eu la remarque pertinente d’un sociologue : « Oui, mais votre approche n’est pas bonne, car vous ne prenez pas assez en compte l’opinion publique dans vos critères et dans votre évaluation des critères. ». Donc, c’est pour ça que je rappelle, dans mon livre, à la fin de cette étude de cas que j’ai traitée, la formule de Michel Godet, « anticipation, appropriation et action ». Il est sûr que le décideur ne doit pas être seul. Même si c’est notre référence dans ma méthode, pour ce travail de prospective technologique, il faut laisser une place à l’appropriation, c’est pourquoi le mapping de variables est intéressant : ce n’est pas une boîte noire, je n’utilise pas de programmation dynamique ou de modèles macroéconomiques…. Dans ce cadre de prospective technologique, c’est un outil de dialogue avec les parties prenantes. Je n’en ai pas parlé, et vous faites bien de le dire, c’est important de voir les parties prenantes, ceux qui vont subir la décision.

Intervenante :  J’avais deux questions. Vous avez déjà répondu en partie à la première qui est sur la dimension collective, car, effectivement il n’y a pas que le décideur, il y a des organisations. Et vous gommez cette autre dimension de la prospective à la française qui est le fait de mettre les acteurs autour de la table pour construire un futur désiré, qui entraîne le passage à l’action. Je voulais avoir votre point de vue sur cette dimension collective.

L’autre question. Sur la prospective technologique, sûrement la plus ancienne, la plus partagée au niveau mondial, donc, que font les autres pays, que pensent-ils ?

Nathalie Popiolek :         En fait, j’ai peut-être forcé le trait sur le décideur, car je ne le vois jamais apparaître, quand j’écoute des prospectives. Je parlais des scénarios de l’AIE, des scénarios européens ou des scénarios français dans le cadre du Grenelle… C’est pour ça que j’insiste beaucoup sur le décideur, mais j’oublie de parler de l’appropriation et c’est le point le plus important. J’en parle dans mon livre où je dis : «  Attention aux boîtes noires. Ayons un langage clair qui exprime le processus. Ce qui est important, c’est autant le processus que le résultat », et le processus, c’est la discussion avec toutes les parties prenantes C’est pourquoi le fait de poser les choses clairement, avec un sujet précis, les valeurs, les objectifs, permet d’écrire les choses et de les rendre transparentes pour une meilleure discussion et une meilleure compréhension. Je suis donc tout à fait d’accord. Bernard Roy, dans ses mémoires, dit que quand on lui demandait de faire de l’aide à la décision, dans les années 1960, c’était de la prescription. Et, au fil de sa vie professionnelle, ça a beaucoup changé. Après, ce qu’il faisait n’était plus du tout prescriptif. Pendant tout le processus de décision, les décideurs changent eux-mêmes les paramètres. Donc le processus en discussion est très important et il faut que les choses soient claires. C’est pour ça que mes diagrammes, mes mappings sont assez simplifiés et que je ne fais pas appel au feedback, ce qui est faux du point de vue théorique, mais permet d’être plus clair. Donc, pas de feedback, justement, pour travailler plus sur le dialogue. Après, on peut en faire, mais d’abord on clarifie.

Sur ce qui se fait au niveau mondial, j’avais fait un petit diagramme repris de Domenico Rossetti, directeur de la prospective à la Commission Européenne.

Il a fait une typologie des approches prospectives, avec un axe approches quantitatives / approches qualitatives et un axe approches basées sur les experts / approches axées sur les parties prenantes. En substance, les États-Unis font plus de qualitatif, de littéraire, avec une vision sociopolitique large, même si une grande partie de nos méthodes, rationnelles et assez quantitatives, nos prévisions technologiques, viennent de la Rand Corporation. Après la Guerre du Vietnam, ils n’ont pas gardé ces méthodes de l’armée américaine. Au niveau de la Commission Européenne, les roadmaps technologiques sont très quantitatives et basées sur les experts. Là, je trouve que l’on ne fait pas assez appel à l’utopie et aux ruptures.

Donc, aux deux extrémités, je mettrais les forecastings et modélisations européennes, très quantitatives et basées sur des experts et, à l’autre extrémité, les approches plus larges, de portée sociopolitique, avec une vision plus littéraire. En France, on reste assez sur des modèles ; il y en a beaucoup qui tournent, utilisés pour les scénarios, et qui sont aussi utilisés en Europe. Je pensais qu’il fallait ouvrir un peu ces modèles, ces boîtes, pour faire plus appel à l’analyse des systèmes et à la vision qualitative, pour que l’on voie de quoi on parle.

Intervenant :     Une question sur les faits porteurs d’avenir, qui est l’une des notions les plus complexes quand on fait l’exercice de la prospective technologique, mais, aussi, l’une des plus importantes, car c’est grâce à elle que l’on va pouvoir construire des scénarios d’avenir. Concrètement, quelle est la nature de cette notion ? Est-ce une technologie, une politique, de la géopolitique ? Est-ce que ça a forcément une connotation positive ou est-ce que ça peut avoir, aussi, une connotation négative ? Est-ce que ça peut être la petite goutte d’huile qui va débloquer tous les rouages ou le petit grain de sel qui va, justement, tout bloquer ?

Nathalie Popiolek :         Vous avez raison. C’est le point le plus important. Georges Amar parle de deux futurs : le futur connu, que l’on peut saisir avec les prévisions, et le futur inconnu. Ce qui l’intéresse surtout, c’est le futur inconnu et il dit qu’il faut savoir le dompter. Il l’approche par les mots. Il dit : « On peut lui parler. ». Quant à la définition du fait porteur d’avenir, elle a été donnée par Pierre Massé, qui fut Commissaire général au Plan : « c’est un fait infime par ses conséquences présentes et immense par ses conséquences futures ». C’est donc quelque chose qui va modifier une tendance lourde et faire une nouvelle tendance. Donc, quand l’un des étudiants m’avait dit : « Est-ce qu’Iter est un fait porteur d’avenir ? », je lui avais dit : « Non. », car, pour moi, c’est une technologie, une recherche. Un fait porteur d’avenir, c’est tout élément qui va modifier sensiblement la tendance. Par exemple, il y a une tendance à la croissance du nombre de véhicules dans Paris, et une inflexion de tendance, une diminution du nombre de véhicules immatriculés dans Paris. Est-ce que c’est un fait porteur d’avenir annonçant une grande modification de tendance, vers une ville où il n’y aura que des vélos… ? C’est un changement de tendance. Dans mes travaux, notamment avec mes étudiants, détecter les faits porteurs d’avenir est le plus difficile. Ceux qui savent le faire sont ceux qui sont très curieux, et au courant de tout ce qu’il se passe. Par exemple, ils ont fait un travail sur la voiture autonome – je ne sais pas si c’est un fait porteur d’avenir – avec un scénario de rupture où la voiture serait mise à disposition gratuitement par un groupe de supermarchés, et irait obligatoirement faire ses courses dans ce supermarché.

Intervenant : Là, c’est plutôt un business model ! C’est Ikea qui va mettre à disposition des voitures gratuites. Nous avons tendance à mettre à côté des faits porteurs d’avenir les « signaux faibles ». Comment définit-on un signal faible ? C’est quelque chose qui émerge, et se voit très peu. Comment utilise-t-on un signal faible ? Pour dire vrai, on utilise un signal faible quand il commence à être beaucoup moins faible. Je pense que ceux qui réussissent, les Mark Zuckerberg, les Elon Musk, les Steve Jobs, ce sont les premiers à saisir le signal faible, alors qu’il est encore très faible. En 1977, sur la Côte Est, un ponte de l’industrie informatique disait : « Je ne comprends pas pourquoi un individu aurait besoin ou voudrait un ordinateur chez lui. ». Au même moment, sur la Côte Ouest, Steve Jobs et Steve Wozniak, sortaient l’Apple II, l’ordinateur personnel mythique.. Donc, il y en avait qui avaient vu les signaux faibles et il y en avait un autre, pourtant dans l’industrie depuis des décennies, qui n’avait rien vu du tout.

Intervenante :  Je me souviens, quand j’étais en relation avec les Commissaires au plan, ce qui s’appelait les faits porteurs d’avenir, c’était les décisions que l’on prenait qui allaient modifier l’avenir. Ça se passait dans l’autre sens. C’est un propos que je développe beaucoup dans les interventions que je suis amenée à faire, je dis aux gens : « Attendez. On va vers une société 2.0 et ce n’est pas par hasard si cette société a développé le 2.0. C’est dans l’autre sens que ça marche. On pouvait concentrer nos efforts sur des tas de choses et on a concentré nos efforts sur ce qui favorise notre mobilité, l’interaction entre les gens. Et pourquoi on le fait ? C’est qu’on arrive dans une civilisation qui est dans la partie haute de la pyramide de Maslow, en particulier l’estime de soi. L’estime de soi, on la fabrique avec les autres, on a besoin des autres, donc on a orienté nos choix technologiques vers une société 2.0. Je trouve que c’est important de rappeler ça, car, quand j’entends mes concitoyens raisonner dans l’autre sens – et je l’ai fait, moi aussi – pour les faits technologiques, par exemple, et, en particulier, tout ce qui concerne le numérique, on donne (et on répand) l’impression que l’on subit ces changements, alors qu’on en est les acteurs. Et il faut que l’on soit imprégné de l’idée qu’on en est les acteurs. Je me suis fâchée contre les collègues qui réfléchissaient sur l’homme qui va être dépassé par la machine. Je suis désolée… C’est nous, la machine, et si elle fait des mauvaises actions, c’est qu’on l’a programmée pour.

Intervenant :   Une question entre la prévision et la prospective : comment gérez-vous l’incertitude que l’on a sur l’arrivée à maturité de certaines briques technologies, nécessaires pour décoincer les chaînes… ?

Nathalie Popiolek : Dans l’identification des variables du système technologique, il faut travailler avec les personnes qui font la recherche sur cette technologie, identifier avec les experts tous les verrous et essayer de comprendre ce qui bloque. Après, on fait des hypothèses. Est-ce que ce verrou-là va être levé ? Oui ou non. Est-ce que, pour lever ce verrou, il suffit de mettre plus d’argent dans la recherche ? Le lien entre le budget que l’on met dans la recherche pour lever le verrou et la probabilité que le verrou se lève n’est pas déterministe du tout. Peut-on mieux comprendre ce lien-là ? Seuls les chercheurs peuvent nous éclairer. Dans la prévision, on a des lois déterministes ; par contre, pour lever les verrous technologiques, on n’en a pas, on a soit des lois stochastiques, soit pas de loi du tout, et dans ce cas il faut faire des scénarios à l’intérieur des scénarios. C’est une question sur laquelle je réfléchis : va-t-on réussir à débloquer le verrou et que faut-il faire pour le débloquer ? Une fois qu’on a compris ce qu’il faut faire pour le débloquer, on peut lancer une enquête Delphi, par exemple. J’en ai fait une : « en quelle année pensez-vous que l’on arrivera à mettre au point des céréales capables de fixer l’azote de l’air ? » J’ai envoyé la question à deux-cents experts au niveau mondial, et dégagé un consensus sur des dates. Donc, des méthodes d’experts ou des scénarios… C’est tout ce que j’ai comme outils.

Intervenant :     Vous parliez de l’arrivée des véhicules électriques. Dans le groupe de travail, vous avez eu combien de personnes autour de vous pour réfléchir à cette réflexion ? Le terme « veto » m’a gêné. En quoi les personnes peuvent donner un avis sur un avenir imaginaire ?

Nathalie Popiolek :         Le projet pour l’ADEME a duré deux ans et demi. Donc, autour de la table, il y a eu beaucoup de monde à côté de nous, CEA Saclay. Le CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment) a fait des simulations sur la consommation d’une famille dans un bâtiment, avec les panneaux solaires sur le toit, le moment de production d’électricité, celui de l’utilisation par les appareils électroménagers, par la batterie du véhicule, les plages de restitution au réseau. L’IFPEN (IFP Énergies nouvelles) a fait les calculs de rentabilité, de coût de possession du véhicule électrique et des panneaux solaires pour l’habitant de la maison. L’université Paris-Dauphine nous a aidés à définir les politiques publiques : politiques d’offre, de demande, mixtes, et les leviers politiques. L’Institut National d’Énergie Solaire (CEA, site de Chambéry), nous a fourni les informations techniques sur les batteries, les panneaux solaires et leur gestion par les utilisateurs.

Là, nous avons un nouveau projet, pour lequel nous aurons l’appui du CSTB, avec des modèles très performants d’utilisation de l’énergie dans le bâtiment, de Centrale Supélec pour les calculs sur les services rendus au réseau. Avec Supélec, je vais essayer d’évaluer la valeur économique des services rendus au réseau (réglage de fréquence primaire). Ma collègue spécialisée dans le CO2 va travailler sur l’empreinte carbone et l’analyse du cycle de vie pour voir si ça ne pose pas de problème de matériaux rares. Un autre collègue va calculer les coûts de possession du véhicule. Et, le CEA de Grenoble va nous fournir des données sur la mobilité des voitures électriques utilisées dans le centre de Grenoble et Mopeasy sur les déplacements des flottes de véhicules électriques utilisés en auto-partage. Donc, il y a beaucoup de personnes, on va manipuler beaucoup de données et essayer de faire quelque chose de cohérent avec cela.

Le veto, ce n’est pas pour dire qu’on ne veut pas tel ou tel futur. C’est pour dire, quand on compare des actions ou des décisions, je place des limites sur certains critères de choix. Ce ne sont pas des vetos sur les avenirs, mais plutôt des contraintes.

Intervenante :  Je n’appartiens pas à l’univers technologique, mais il y a un présupposé : quand on discute avec le décideur, on a l’impression qu’il sait où il veut aller. Mais il n’y a aucun cas où il n’en sait rien ? Si l’on fait appel à vous, c’est qu’on est perplexe, qu’on ne sait pas où l’on va.

Nathalie Popiolek :         Le processus de décision, c’est vraiment aider le décideur. D’abord, sur le contexte. Le contexte, ce sont les éléments sur lesquels il ne peut pas jouer. Donc, là, on peut l’aider à tracer des futurs possibles. Déjà. Après, il faut pouvoir analyser ses points forts, ses points faibles. Ça, c’est ce qu’il peut faire.

Intervenante :  Vous disiez qu’il connait ses points forts, ses points faibles, mais [on a] des exemples d’entreprises où, apparemment, ils ne les connaissaient pas et ils ont fait faillite.

Nathalie Popiolek :         On le questionne pour voir quelles sont ses forces et ses faiblesses. Après, on peut l’aider à définir les acteurs qui le menacent et les acteurs qui peuvent être alliés. C’est en dialoguant avec lui qu’on le fait. Moi, j’ai fait plutôt des travaux pour la puissance publique ; on suppose donc que l’objectif c’est l’intérêt général.