Thierry Gaudin interviewé au lendemain du 11 septembre 2001

Thierry Gaudin interviewé au lendemain du 11 septembre 2001

Nous travaillons au compte rendu de la séance du 16 novembre 2016 du Café de la prospective, où nous avons accueilli Thierry Gaudin. Ce travail m’a permis de retrouver une interview  de Thierry dans L’Express – L’Expansion du 20/12/2001 . Je n’ai pas résisté au plaisir de la partager sur notre site.

Propos recueillis par  Christian DAVID et  Bernard POULET,

Pour ce prospectiviste qui voit le monde avec cent ans d’avance, une nouvelle civilisation naîtra du désarroi actuel. Interview en direct du futur.

En compagnie de Thierry Gaudin, on se promène bien loin de l’univers des plans quinquennaux. La spécialité de ce polytechnicien de 61 ans est la prospective à long, très long terme : l’association qu’il préside s’appelle tout simplement Prospective 2100. On peut croire à la fantaisie, il y en a. Mais le site Internet qu’il anime (2100.org) révèle l’immense richesse du travail effectué d’un bout à l’autre de la planète par des chercheurs qui apportent, dans tous les domaines (sciences, justice, santé, environnement), idées et réflexions, constats et initiatives. Inspecteur général des Mines et formidable puits de connaissances, Thierry Gaudin travaille depuis plus de trente ans dans le monde de l’innovation. Entre 1971 et 1981, il pose les bases d’une politique de l’innovation pour le ministère de l’Industrie. On lui doit notamment une réforme de l’Agence nationale de valorisation de la recherche (Anvar) pour la rendre plus opérationnelle, puis la création du Centre de prospective et d’évaluation (CPE) pour assurer le suivi des évolutions et des politiques technologiques.

Thierry Gaudin est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages dans son domaine de prédilection, la prospective, mais aussi de réflexions philosophiques sur le progrès, les religions, les mécanismes de la pensée… Il vient de publier L’Avenir de l’esprit chez Albin Michel, un dialogue avec le philosophe François L’Yvonnet.

Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur la prospective à très long terme – sur une centaine d’années – et qu’en attendez-vous ?

Thierry Gaudin. La question s’est posée dans l’autre sens. C’est à partir du moment où j’ai compris que nous avions quelque chose à dire que j’ai proposé à Hubert Curien, alors ministre de la Recherche [1984-1986], de faire une prospective mondiale à cent ans. Nous avons commencé en faisant une enquête auprès de 1 200 experts de toutes les professions sur ce qui était en train de se transformer. Nous avons ainsi vu apparaître les quatre pôles du changement du système technique : les matériaux, l’énergie, la structuration du temps et la relation avec le vivant.

A cette époque, nous avions fondé une nouvelle discipline, l’ethnotechnologie, consacrée aux rapports technique-société, à laquelle a beaucoup collaboré Bertrand Gille, notre grand historien des techniques. Il avait dégagé la notion de  » système technique « , montrant que les différents éléments interagissaient entre eux. Ces systèmes tendent à se stabiliser pour préserver des structures sociales, mais de temps en temps dans l’histoire se produisent des déstabilisations, qui sont des transformations très profondes, des changements de civilisation. Au début des années 80, nous avons montré qu’il y avait en germe les éléments d’un système technique différent de celui qui avait été construit à la suite de la révolution industrielle du XIXe siècle. Il s’agissait de la diffusion des microprocesseurs, de la naissance des biotechnologies, du foisonnement des matériaux polymères et du nouveau système énergétique. Dans la vie de toutes les professions, ces quatre pôles de transformation étaient présents.

La prospective, plutôt qu’une futurologie, est donc une science des transformations ?

Il existe une abondante littérature qui tente d’expliquer pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Il y en a très peu sur la façon dont elles se transforment. Nous nous sommes interrogés sur la rapidité probable du changement à venir ; nous voulions comprendre s’il serait plus rapide que les précédents, la révolution industrielle du XIXe siècle ou la révolution agraire du XIIe.

Notre diagnostic a été que ce qui définit la vitesse de la transformation, ce n’est pas la technique, mais le temps que met l’être humain à se l’approprier. Un délai qui se compte en générations. Cela commence par une période de désarroi, pendant laquelle le nouveau système technique déclasse la force de travail qui desservait l’ancien. Ce qui provoque une lente montée de l’exclusion, de la marginalisation. C’est comme l’accumulation du grisou : quand la proportion devient explosive, il suffit d’une étincelle pour que cela explose.

Y a-t-il déjà eu ce type d’explosion sociale et politique ?

Prenez la révolution de 1848. A l’époque, Guizot avait comme mot d’ordre :  » Enrichissez-vous.  » C’était le Thatcher de l’époque. En 1848, l’Europe s’enflamme. La classe dirigeante est surprise. Elle croyait avoir mis fin aux injustices en supprimant les privilèges. Le peuple, lui, réclame du pain et du travail. Ensuite, les nouveaux dirigeants, Napoléon III en France, Bismarck en Allemagne, la reine Victoria en Angleterre, réagissent en structurant l’espace, en construisant les chemins de fer, les canaux, les grands équipements. Ils structurent aussi les esprits : c’est l’instruction laïque et gratuite, mais surtout obligatoire. Il s’agit d’élever le niveau pour que tout le monde puisse s’intégrer au nouveau système. Car on ne peut pas construire une société durable si l’on n’y intègre pas tout le monde.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, alors qu’il ne suffit plus de savoir lire, écrire et compter pour être bien intégré à notre société, on constate que le taux d’illettrisme a plutôt tendance à augmenter ! A partir des éléments disponibles, deux points critiques apparaissaient comme conséquences de l’exclusion : les cristallisations de type ethnico-religieux et la montée en puissance des systèmes mafieux. Le cartel de Medellin et l’affrontement des Etats-Unis avec Al-Qaida sont deux conséquences d’une même cause, l’incapacité de notre système libéral de donner une place à chacun.

Quelles solutions apporter aux maux que vous aviez diagnostiqués et qui relèvent désormais de notre quotidien ?

Nous défendons l’idée qu’il faut préparer le lancement de grands programmes structurants, à l’image de ce qui avait été fait pour Paris au temps du baron Haussmann. La classe dirigeante, politiques et décideurs, doit définir une stratégie de grands travaux publics structurants en mobilisant l’argent public. Ce sont des programmes que nous devons élaborer dès maintenant, car l’expérience montre que, lorsque les décideurs sont obligés de décider et que les dossiers ne sont pas prêts, ils décident n’importe quoi. Il faut donc préparer les dossiers.

Depuis 1995, par exemple, nous travaillons sur la possibilité d’utiliser durablement les océans et leurs ressources. Ernst Frankel, du MIT (Massachusetts Institute of Technology), a montré qu’il était possible de construire sur les océans pour moins cher que sur terre. D’ailleurs ce type de projet est déjà en cours de développement en Corée, à Taïwan, au Japon et dans certains pays nordiques européens. Au total, nous avons défini douze programmes de réflexion (1).

Comment travaillez-vous et avec qui ?

À Prospective 2100, nous dialoguons avec les professionnels. Pour parler des cités marines, nous avons fait venir 300 personnes du monde entier pour qu’elles échangent leurs projets et étudient les moyens de les réaliser.

Ce n’est pas si difficile de tracer les grandes lignes d’un programme. Prenons un exemple. En 1840, un professeur de l’Ecole des Ponts a dessiné un schéma directeur des voies ferrées pour le monde entier. Pour l’époque, ce schéma était parfaitement réaliste. Si aujourd’hui on demande à une équipe d’ingénieurs de rédiger sous un mois un schéma directeur du TGV pour le monde entier, ils le feront de manière logique. Après, mais après seulement, on pourra commencer à discuter de sa mise en pratique, examiner le contexte politique, économique, historique, le jeu des acteurs, le débat public, etc.

Regardez l’histoire de la conquête spatiale, par exemple. Ce sont d’abord quelques visionnaires, comme Goddard ou, plus près de nous, O’Neill, qui ont étudié des objets audacieux. Ensuite, quand les opportunités de financement sont apparues, les dossiers étaient prêts.

La prospective permet-elle de lire de nouvelles tendances qui se seraient dessinées depuis vos travaux des années 80-90 ?

Dans les années 90, deux événements ont été particulièrement importants pour les prospectivistes. D’abord l’évolution de la démographie, car la baisse de la fécondité a été plus rapide que prévu. Les scénarios de la fin des années 80 envisageaient une stabilisation de la population mondiale aux alentours d’une dizaine de milliards d’individus. Aujourd’hui, on estime qu’on passera plutôt par un maximum de 8,5 (6 milliards autour de l’an 2000) pour redescendre lentement et retrouver les 6 milliards peu après 2100. Bien sûr, à cette échéance, il faut garder une fourchette de prévision assez large. Mais il semble que l’on soit entré dans une phase où l’espèce humaine, instinctivement, commence à s’autoréguler. Il y a une mise en harmonie avec la nature et l’on va bientôt se demander quel est le niveau raisonnable de l’effectif de l’espèce humaine.

Le deuxième point important est la montée des peurs alimentaires (vache folle, OGM…). La confiance du consommateur dans son industrie alimentaire a été fortement entamée. Dans les années 90, quand on parlait de traçabilité, cela n’intéressait pas beaucoup. Aujourd’hui, ces préoccupations ont des conséquences sur les marchés et sur l’organisation même de la production agricole. Depuis cinquante ans, les agronomes défendaient la productivité, poussant les agriculteurs à s’endetter, à acquérir des machines de plus en plus puissantes, à consommer massivement des engrais et des pesticides. Et puis ils ont commencé à s’interroger sur d’autres formes de rapports avec la nature, pour arriver à accepter ce que nous appelons le  » jardin planétaire « . Il y a, dans l’expression  » jardin planétaire « , que le paysagiste Gilles Clément a popularisée, deux idées : la première, c’est qu’un jardinier est un amoureux de la nature bien plus qu’un  » exploitant « , comme on dit dans les milieux agricoles. La seconde est que, où que nous portions notre regard, nous sommes déjà dans une nature modelée par l’homme. Celui-ci a, de fait, une responsabilité de jardinier. Il ne peut s’y soustraire. Il est obligé d’intervenir sur son jardin. S’il ne le fait pas, le jardin se dégrade. C’est une faute professionnelle. Le non-agir, qui semble tenter certains écologistes, n’est déjà plus possible.

Les mondialisations précédentes se sont terminées souvent dans la violence. Le 11 septembre marque-t-il un tournant de celle que nous avons vécue ?

Le 11 septembre fait partie des crises de jeunesse de cette nouvelle période. Evénement tragiquement regrettable, mais pas vraiment surprenant. D’ailleurs, nous avions déjà porté le diagnostic d’accroissement de l’insécurité en 1990 et ça ne s’est pas terminé le 11 septembre, ça ne sera même pas terminé lorsque les États-Unis et leurs alliés auront manifesté leur force. Les causes profondes n’ayant pas disparu, les effets se manifesteront autrement.

Malgré tout, vos propos reflètent globalement un fort optimisme pour l’avenir, bien que votre diagnostic sur les événements courants soit assez sombre.

Peut-être parce qu’il va bien falloir que cette classe dirigeante actuelle, qui s’est laissée fasciner par des bulles successives, financière, immobilière, technologique, finisse par regarder les choses en face. A l’échelle mondiale, à cause de la transformation du système technique, la situation devient comparable à celle qui a précédé 1848 en Europe. La classe dirigeante ne pourra plus faire autrement que de changer de stratégie.